Ami ou ennemi ?

Quelles étaient les aspirations profondes du président américain Franklin Delano Roosevelt quant à un foyer national juif ?

2410JFR12 521 (photo credit: Wikimedia)
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Le président Roosevelt était-il un ami ou un ennemi de l’Etat d’Israël en gestation ? Faut-il le comprendre ou le blâmer pour ses décisions prises durant la Seconde Guerre mondiale ? A-t-il délibérément refusé de venir en aide aux Juifs d’Europe pris au piège de la Shoah ou en a-t-il été empêché par les exigences de la situation ? Bref, a-t-on le droit de critiquer Franklin Roosevelt ? Après tout, il était le commandant en chef des armées pendant les jours les plus sombres de l’Amérique, alors qu’il était, de surcroît, en proie à une maladie qui gagnait du terrain.
La communauté juive américaine éprouvait une grande affection pour ce dirigeant, qui avait nommé de nombreux Juifs à de hauts postes et s’était entouré de bon nombre de conseillers juifs. Il réprouvait l’antisémitisme et jouissait d’une telle popularité qu’il a été élu pour quatre mandats consécutifs. Cependant, il aurait pu prendre une décision qui aurait sans doute transformé le cours de l’Histoire et sauvé d’innombrables victimes de la Shoah.
Il n’en a rien fait, tout comme il n’a jamais non plus insisté pour promouvoir l’installation d’un foyer juif en Palestine.
Ménager la chèvre et le chou 
Une délégation de l’Irgoun et de la Nouvelle organisation sioniste d’Amérique (New Zionist Organization of America) menée par Hillel Kook et Benzion Netanyahou (le défunt père de l’actuel Premier ministre) avait tenté sans grand succès de l’influencer. A l’époque, les Juifs américains, démocrates dans leur ensemble, se refusaient à critiquer un président en pleine guerre. Aussi, ces deux organisations ont-elles fini par se tourner vers les Républicains et ont lancé une vigoureuse campagne de sensibilisation à travers tout le pays, donnant naissance au lobby juif américain.
Mais malgré la pression ainsi exercée aux plus hautes sphères, Roosevelt adopte une attitude très différente de celle que ses discours publics laissent présager. Au nombre de ses motivations, figurent des considérations de sécurité nationale, mais aussi une amitié personnelle avec le roi saoudien Ibn Saoud. Pour des raisons politiques et militaires, Washington entretient en effet des liens étroits avec ce dernier : l’Amérique a besoin du pétrole saoudien et de la base aérienne de Dharhan, deux facteurs essentiels à la victoire dans le Pacifique.
Reste à savoir si Roosevelt renonce à aider les Juifs d’Europe condamnés à mort parce que sa priorité est de vaincre les forces de l’Axe, un objectif difficile à atteindre sans un alignement avec le roi Abdoulaziz. Pour David Wyman, auteur de l’ouvrage L’abandon des Juifs, les Américains et la solution finale (Flammarion, 1987), la position du président manque foncièrement de franchise. “Il prenait le plus grand soin à ne pas fâcher les Arabes... Il répétait qu’il ne voulait pas assister à un massacre, mais disait aussi ne pas pouvoir consacrer X divisions américaines à la protection des Juifs... En fait, il cherchait à ménager la chèvre et le chou.”
Wyman n’en reste pas moins convaincu que Roosevelt souhaitait bel et bien secourir les Juifs, mais qu’il s’est retrouvé dans une situation malaisée sans aucune “bonne” solution. “Il ne savait pas quoi faire. Je pense que le sort des Juifs le préoccupait et qu’il était en faveur d’un Etat juif... mais pas au point de s’aliéner les Arabes.”
Tout en rassurant d’un côté les rabbins Stephen Wise et Abba Hillel Silver, présidents des principales organisations juives américaines, Roosevelt affirme, de l’autre, aux chefs d’Etats arabes qu’il ne fera rien sans leur accord. Cette position reflète bien la politique adoptée en 1939, année où l’on promet au roi saoudien que rien ne sera fait en contradiction avec la position maintenue jusque-là, quant à l’émergence d’un Etat juif autogéré.
Une vive sympathie pour les Arabes 
En 1941, le roi Ibn Saoud réclame aux Etats-Unis une aide financière, qui lui est refusée. Le souverain demande alors un prêt pour la construction de routes, ainsi que l’envoi d’une mission d’experts en agriculture et en irrigation.
Le département d’Etat ne lui donne satisfaction que pour cette dernière.
Le projet d’Hitler de régler “le problème juif” est déjà bien avancé à cette époque. Les délégations de l’Irgoun et de la New Zionist Organization pèsent donc de tout leur poids pour pousser le gouvernement américain à agir. Mais l’administration Roosevelt a entamé d’importantes négociations avec l’Arabie Saoudite pour obtenir l’autorisation de transit aérien sur son territoire et la demande juive ne peut aboutir.
Dans ces conditions, on peut imaginer que Roosevelt n’a obtenu d’Ibn Saoud les avantages escomptés en Arabie qu’à condition de lâcher les Juifs. Cependant, Parker T.
Hart, l’ambassadeur des Etats-Unis en Arabie Saoudite de l’époque, n’en croit rien. “Non, non, non !”, répond-il.
“Je ne pense pas qu’il y ait eu le moindre marché de cette nature. D’ailleurs, à mon avis, il n’y a jamais eu de véritable marché entre les deux dirigeants, si ce n’est qu’ils essayaient l’un comme l’autre de devenir amis. Je sais simplement que Roosevelt avait promis au roi de ne pas entreprendre de politique susceptible de nuire à l’Arabie Saoudite sans lui en parler au préalable.”
La mission agricole américaine est finalement envoyée en Arabie Saoudite. Le département de la Guerre y voit un moyen d’acquérir le droit d’utiliser l’espace aérien du pays, ce qui raccourcira la distance entre Khartoum et Karachi et se révélera moins dangereux que l’itinéraire utilisé jusque-là via Le Caire. Sachant qu’Ibn Saoud prend le risque de représailles de la part des pays de l’Axe, on lui accorde le prêt qu’il demande pour la construction de routes, afin de mieux convaincre de coopérer.
Car en fait, le roi a désespérément besoin d’aide : “Quand je suis arrivé en poste, en 1944, ses caisses étaient vides”, se souvient l’ambassadeur Hart.
Selon ce dernier, il ne fait aucun doute que Roosevelt éprouvait une vive sympathie pour les Arabes. “Je crois qu’il craignait qu’on les néglige, étant donné l’immense élan de sympathie vis-à-vis des Juifs.”
Washington savait...
Richard Murphy, autre ambassadeur américain, confirme le désintérêt du président pour le projet d’Etat juif : “Roosevelt et le sionisme ? Franchement, je n’ai pas l’impression qu’il y pensait beaucoup. Ce n’est devenu une vraie question qu’après l’arrivée au pouvoir de Harry Truman.”
Il n’en reste pas moins que Roosevelt ne pouvait ignorer les préoccupations des Juifs durant cette période : il est plus que probable que Washington était informé de ce qui se passait dans les camps de la mort. La campagne de sensibilisation intensive et les pressions exercées par les délégations de l’Irgoun et de la New Zionist Organization ont même été, sans doute, des facteurs décisifs pour retarder une politique ouvertement pro-arabe au début des années 1940. Et durant les mandats de Roosevelt et de Truman, c’est l’opinion publique qui a ainsi empêché la Maison Blanche d’abandonner l’idée d’un Etat juif en Palestine, malgré les nombreuses suggestions faites dans ce sens.
Le colonel Harold Hoskins, conseiller arabophone du Bureau des Affaires stratégiques, avait ainsi suggéré que les Juifs soient installés dans une région inhabitée du nord de la Libye, la Cyrenaïque. D’autres idées similaires avaient été soumises au président, dont la possibilité de transférer les Juifs en Colombie, dans la cordillère des Andes.
Pour ce qui était de la Palestine, Roosevelt caressait l’idée de la mettre sous tutelle, afin qu’elle devienne une terre sainte pour les trois grandes religions, avec un Juif, un Chrétien et un Musulman nommés aux postes d’administrateurs.
Des idées qui resteront toutefois lettres mortes. Au lieu de les mettre en oeuvre, Roosevelt envoie Hoskins en Arabie Saoudite discuter de l’avenir de la Palestine avec le roi. Le colonel apporte avec lui de magnifiques cadeaux. Pour Hoskins, ces pourparlers seront un succès diplomatique, en particulier parce que lui-même parlait l’arabe, ce qui lui permettait de s’entretenir avec le roi sans intermédiaire.
“Il a pu se montrer plus franc qu’il ne l’aurait été autrement, sachant que ses meilleurs interprètes ne sont pas saoudiens de naissance”, précise-t-il.
De l’importance de Dharhan 
En août 1943, les Etats-Unis proposent l’ouverture d’un consulat à Dharhan. Les Saoudiens n’y sont pas favorables.
Roosevelt insiste dans une lettre adressée à son “très grand et très bon ami” : “Je suis heureux”, écrit-il, “de pouvoir profiter de cette occasion pour réitérer mon assurance que le gouvernement des Etats-Unis ne prendra aucune décision propre à altérer la situation actuelle de la Palestine sans des consultations approfondies à la fois avec les Arabes et avec les Juifs.” Une promesse qui gèlera pendant un temps le projet d’Etat juif en Palestine.
Le 29 juillet 1944, le président américain, en Arabie Saoudite, présente une requête pour construire près de Dhahran d’une base aérienne qui aiderait les forces militaires américaines à remporter la guerre. Jusque-là, les avions gagnaient l’Extrême-Orient via l’Irak et le Barheïn, mais le sol sablonneux du Barheïn ne convient pas aux gros-porteurs. A Dhahran, en revanche, le terrain est bon, y faire escale réduirait le trajet de 350 km pour chaque avion.
En novembre 1944, l’état-major américain se fait plus insistant : “L’acquisition d’installations aériennes à Dharhan est considérée comme une nécessité”, affirme le colonel John Bowen, du ministère de la Guerre. Alex Raphaeli, membre de la délégation de l’Irgoun aux Etats- Unis qui deviendra un grand industriel israélien, explique l’importance de cette base aérienne, mais aussi des concessions pétrolières : “L’Arabie Saoudite possédait les champs de pétrole et de nombreux pays du monde, y compris le Japon, principal ennemi des Etats-Unis, étaient encore en guerre. L’idée, du point de vue américain - et non juif - était de protéger l’Amérique de ses ennemis et de leur compliquer l’accès au pétrole, dont dépendait toute la machine de guerre.”
Ce n’est qu’au début de 1945 que l’accord est enfin conclu pour l’aérodrome de Dharhan. Le 14 février, Roosevelt rencontre le roi Ibn Saoud à bord de l’USS Quincy et lui parle du problème juif. Le roi souhaite que les Juifs retournent dans les pays d’où on les a chassés, arguant que les Arabes ne coopéreront jamais avec eux, ni en Palestine, ni dans aucun autre pays, et qu’ils préféreront mourir plutôt que de leur céder des terres. Le président donne alors au roi l’assurance qu’il ne fera rien pour soutenir les Juifs contre les Arabes et n’agira jamais de manière hostile au peuple arabe.
Les “frères jumeaux” 
L’ambassadeur Richard Murphy refuse de croire que le président et le roi se soient alliés aux dépens des Juifs : “Je n’ai vraiment pas l’impression qu’Ibn Saoud figurait sur la liste personnelle de Roosevelt. Lorsqu’il l’a rencontré, le président était déjà vieux et il savait qu’il allait bientôt mourir.”
Une opinion reprise par l’historien Walter Laqueur : “N’oubliez pas que Roosevelt était très malade et que la plupart du temps, en 44-45, il ne comprenait plus tellement ce qui se passait.”
Ces avis sont cependant contestables : en fait, Roosevelt et Ibn Saoud avaient davantage en commun que la politique étrangère. Le roi se disait “frère jumeau” du président : même âge, mêmes responsabilités de chefs d’Etat et même état de santé déficient. En témoigne une conversation tirée des archives de l’époque : “Mais vous avez de la chance d’avoir encore l’usage de vos jambes pour vous emmener où vous voulez”, note le président. “C’est vous, Monsieur le président, qui avez de la chance”, répond le roi. “Mes jambes à moi s’affaiblissent d’année en année, tandis que vous, avec votre fauteuil roulant, vous êtes assuré de toujours arriver là où vous voulez.” Et Roosevelt de répondre : “J’ai deux fauteuils roulants, qui sont aussi des jumeaux. En accepteriez-vous un comme cadeau personnel de ma part ?” Le roi acquiesce : “Je vous en serais reconnaissant.
Je l’utiliserai tous les jours en me rappelant avec affection celui qui me l’a offert, mon grand et bon ami.”
A bord de l’USS Quincy, le président encourage par ailleurs le roi à s’intéresser à l’agriculture et à l’irrigation, révélant que lui-même a été fermier. Il dit souhaiter aider à exploiter le désert d’Arabie, une fois la guerre terminée. “Sa majesté”, stipule le compte-rendu de la conversation, “remercie le président de promouvoir si vigoureusement l’agriculture, mais déclare que lui-même ne peut s’y engager avec le moindre enthousiasme s’il sait que les Juifs vont hériter de cette prospérité.”
Roosevelt n’aimait pas les Juifs 
C’est peu après cette rencontre que le roi accorde à Roosevelt la construction de la base de Dharhan, à condition que celle-ci revienne au gouvernement saoudien après la guerre. Les forces américaines conserveront le droit de l’utiliser pendant trois ans et les lignes commerciales américaines se verront accorder le statut de nation la plus favorisée quand l’aéroport s’ouvrira à l’aviation civile.
Telle sera donc la politique suivie par Roosevelt. Tout en pacifiant les Juifs américains en leur donnant l’espoir d’un Etat juif, il négociait avec Ibn Saoud des concessions pétrolières et d’une base aérienne à Dhahran, inaugurant une politique étrangère ambiguë qui s’est poursuivie durant des décennies, et même jusqu’à l’heure actuelle. Et l’on ne connaît pas l’intégralité des entretiens privés qui se sont déroulés à bord de l’USS Quincy...
Est-il possible que le président ait accepté, en échange de l’aéroport de Dhahran, de ne pas soutenir les Juifs en Palestine ? Dans une interview d’octobre 1993, l’ex-Premier ministre Itzhak Shamir évoquait les relations entre Roosevelt et Ibn Saoud. Durant la Seconde Guerre mondiale, Shamir avait été associé aux pressions exercées sur le gouvernement américain en vue de sauver les Juifs d’Europe et d’établir un foyer juif, aussi parlait-il là de son expérience personnelle : “Jusque-là, il n’y avait jamais eu d’activité juive sioniste sur le sol américain. Roosevelt n’aimait pas le peuple juif. Aujourd’hui, c’est un fait établi. A l’époque, on ne le savait pas vraiment, mais il n’aimait pas les Juifs.”
Shamir en voulait surtout aux dirigeants juifs américains pour leur pusillanimité de l’époque : “Les Juifs proches de Roosevelt, ceux qui étaient ses amis, comme le rabbin Stephen Wise, étaient totalement sous son influence et n’ont pas essayé une seule fois de le convaincre de s’intéresser au projet des Juifs, au projet sioniste. Et quand il a compris ce qui se passait en Europe, Roosevelt a refusé d’y croire et de s’exprimer publiquement sur le sujet, parce qu’il ne voulait pas devenir, dans l’opinion du monde, le protecteur des Juifs, le défenseur des Juifs !” 
En sauver quelques-uns, au moins ? 
En revanche, l’ex-Premier ministre saluait l’action de la délégation de l’Irgoun, menée par Hillel Kook. Pour lui, c’est le président américain qui porte tout le blâme d’avoir rejeté, nié et ignoré le massacre des Juifs. “Il craignait que cela nuise à la coalition, aux Alliés. Ce qui était aussi la ligne suivie par les Britanniques. Hillel Kook a lancé aux Etats-Unis une vaste propagande pour un Etat juif en Israël, pour le sauvetage des réfugiés juifs d’Europe, pour le transfert de tous ces Juifs en Palestine, afin de les arracher aux camps de la mort ! Il a donc lancé plusieurs pétitions à l’intention de Roosevelt et des forces alliées pour qu’ils fassent quelque chose, qu’ils attaquent les camps, les bombardent, et pour que cesse toute coopération en vue de l’extermination des Juifs. Je pense qu’il aurait été possible d’en sauver une partie, pas 100 %, mais une partie tout de même. Seulement, ni Roosevelt ni les Britanniques ne se sont laissé convaincre. Sur ce point, ils étaient sur la même longueur d’onde. Puis Roosevelt est mort et les Alliés ont gagné la guerre. Le président Truman n’était certes pas Roosevelt, ce n’était pas un grand ami des Juifs, mais il n’était pas contre eux non plus. Il n’avait pas la même antipathie pour les Juifs que Roosevelt.”
Shamir pensait-il que Roosevelt ait pu privilégier les concessions pétrolières et l’obtention d’une base aérienne à Dhahran par rapport au sauvetage des Juifs d’Europe ? A cette question, l’ex-Premier ministre avait d’abord répondu spontanément par la négative. Mais après réflexion, il avait tiré une conclusion qui l’avait étonné lui-même : “Peut-être, en fait. Cela n’a sûrement pas été le seul facteur, mais cela a dû contribuer à renforcer son hostilité au sionisme. On peut le comprendre : après tout, l’Amérique avait besoin d’exercer son influence au Moyen-Orient. Et quand il a rencontré Ibn Saoud, il a vu une opportunité de le faire. Je peux vous certifier que la grande majorité des membres du gouvernement américain de l’époque étaient antisionistes. Ce n’est qu’après la mort de Roosevelt que les choses ont commencé à changer. Elles ont changé parce que Truman était différent.”
Après un moment de réflexion, l’ex-Premier ministre avait conclu : “En fait, Roosevelt n’avait pas de raison positive de soutenir l’Etat juif. Et bien sûr, les Saoudiens... Oui, c’est peut-être ce qui s’est passé. Car personne ne connaît la teneur de ses conversations avec Ibn Saoud. Personne. Peut-être qu’Ibn Saoud lui a dit : ‘Ne vous occupez pas des Juifs, mettez ce problème-là de côté.’ Peut-être. Peut-être qu’ils ont discuté de cela et que Roosevelt s’est rangé à son avis. Peut-être. C’est possible.”