Le dilemme druze

Les Druzes sont déchirés entre leur loyauté envers Assad, leur sympathie pour les rebelles et une réconciliation avec Israël.

P10 JFR 370 (photo credit: Baz Ratner/Reuters)
P10 JFR 370
(photo credit: Baz Ratner/Reuters)
Nazm Khater a 64 ans et la seule évocation de son enfancesyrienne lui fait monter les larmes aux yeux. Assis dans son verger proche deMajdal Shams, entouré de ses pommiers et de ses cerisiers, il n’est qu’àquelques centaines de mètres de la frontière. Et pourtant, il lui semble que saSyrie bien-aimée se trouve à des années-lumière.
Khater avait 18 ans en 1967 quand Israël a conquis le Golan. Il n’a rien oubliéde cet « avant » idyllique où il pouvait voyager à sa guise à travers larégion.
« Mon père était commerçant à Massada », raconte-t-il.
« Nous allions souvent à Damas – qui était à 40 minutes de route de Kuneitra,où nous habitions – ou à Marjyoun, au Liban. Il n’y avait pas de frontières nid’animosité entre les populations. Tout pourrait redevenir comme à cette époquesi le Golan était rendu à son propriétaire d’origine : la Syrie. » Si lesDruzes d’un certain âge restent encore loyaux envers la Syrie, les combats quiravagent ce pays soulèvent, parmi les plus jeunes, de plus en plus de questionsd’identité et d’affiliation politique. Ce fossé intergénérationnel apparaîtdans les conversations privées, mais aussi quand on se promène sur l’avenueprincipale de Majdal Shams le jeudi après-midi. Dans les vitrines des vieuxmagasins, des tenues druzes traditionnelles ; dans les boutiques plus modernes,des vêtements de sport Adidas ou Nike.
Et il y a les télévisions, que l’on peut regarder en passant dans la rue. Laquasi-totalité des jeunes se sont arrêtés pour regarder l’émission Arab Idole,l’équivalent arabe de la Nouvelle Star. Quelques autres écoutent la radio enhébreu, mais les plus âgés, eux, suivent l’allocution du chef du Hezbollah,Hassan Nasrallah, sur la chaîne libanaise al- Manar, ce qui en dit long surleurs sympathies naturelles.
Dictature ou démocratie ? 
A en croire Dolan Abou-Salah, 35 ans, maire de MajdalShams, cela n’a rien d’étonnant. D’abord, les Druzes d’un certain âge sont nésen territoire syrien. Ils ont connu la peur et les traumatismes de la guerredes Six Jours. Rien de surprenant à ce qu’ils aient conservé une forte loyautéenvers la Syrie. Leurs enfants et petits-enfants, en revanche, sont nés enIsraël et regardent d’un oeil moins indulgent les atrocités commises jour aprèsjour de l’autre côté de la frontière.
« Bien sûr, beaucoup vous diront qu’ils s’identifient avec la Syrie et sonrégime », explique Abou-Salah. « Ils ont de la famille là-bas et saventqu’exprimer des sentiments proisraéliens ou anti-syriens peut avoir desconséquences fatales pour leurs êtres chers. Et puis, il y a ces Israéliens degauche qui évoquent souvent la “nécessité” qu’il y aurait à rendre le Golan àla Syrie en échange de la paix. Du coup, les gens ont peur de se retrouver unjour sous administration syrienne. Disons simplement qu’un soutien franc etmassif à Israël ne serait pas vu d’un très bon oeil par un futur gouvernementsyrien, quelles que soient les personnes qui le composeront. » Cette crainteexplique en partie, estime Abou-Salah, la réticence de nombreux Druzes de saville à accepter la nationalité israélienne au vu et au su de tous. A peine 11% de la population de Majdal Shams l’a fait (soit 1 200 personnes, sur un totalde 11 000 habitants). Selon le maire toutefois, les jeunes Druzes seconsidèrent de plus en plus comme faisant partie intégrante d’Israël. « Il y ade nombreuses raisons à ce phénomène », explique-t-il. « Notre religion etnotre culture nous commandent d’être loyaux envers le pays dans lequel on vit,quelle que soit sa couleur politique.
Et puis, nous savons très bien que nous sommes les seuls Druzes de la région àpouvoir nous exprimer librement et à bénéficier de services civils et sociauxcomplets prodigués par l’Etat auquel nous payons nos impôts. Pourquoi choisirla dictature en Syrie plutôt que la démocratie en Israël ? » 
L’aveuglement desjeunes générations 
Les conversations des jeunes de Majdal Shams semblentconfirmer ces dires. Plusieurs confient qu’ils ont certes des affinitésculturelles avec la Syrie, mais qu’ils se sentent moins proches de ce pays queleurs parents ou leurs grands-parents.
Un adolescent affirme que, le moment venu, il réfléchira à deux fois avant derefuser la citoyenneté israélienne, car il a très envie de voyager à l’étranger(n’étant pas citoyens du pays, la plupart des habitants druzes ne peuvent pasquitter Israël, parce qu’ils n’ont pas de passeport israélien.
Ils peuvent certes prétendre à un laissez-passer fourni par l’ONU, mais bonnombre de pays ne reconnaissent pas ce document).
Une jeune femme de 25 ans explique qu’elle n’a pas particulièrement envie dedevenir israélienne, mais qu’elle veut juste travailler et mener une vienormale. Plusieurs fois par an, elle part profiter avec ses amis de l’animationde à deux heures et deux heures et demie de route) et elle est allée une foisen Syrie. « En fait, je veux seulement vivre ma vie », dit-elle dans un hébreuparfait. « Regardez les rues, ici : nous sommes jeudi soir et les genscommencent à sortir. Dans deux heures, il y aura tellement de circulation qu’onne pourra plus bouger. Tout le monde sera dehors pour profiter du week-end. Laviolence qu’il y a en Syrie me fait peur, mais je ne peux pas dire qu’ellem’affecte, et je pense que la plupart de mes amis sont comme moi. » Ni cettejeune fille ni l’adolescent que nous avons interrogés ne veulent que leur nomsoit divulgué. Ils craignent de faire du tort à leur famille restée en Syrie etredoutent aussi la réaction de leurs parents et de leurs proches.
Nazm Khater regarde ses cerisiers et soupire. L’idée que la jeune générationpuisse être prête à s’accommoder de son identité druze-israélienne estimpensable pour sa génération et la suivante, la première à être née souscontrôle israélien.
Pour lui, cela prouve l’aveuglement de la jeunesse. « Je connais les gossesd’ici », déclare-t-il. « Ils voient ce qui se passe dans notre patrie et ils sedisent qu’on est mieux en Israël. Mais en grandissant, ils verront la lumière.Ils finiront pas comprendre quelle est la réalité en Israël et ilss’apercevront qu’ils ont été dupés. » 
Bashar el-Assad, un chef légitime 
Commetous les habitants de Majdal Shams, Khater reconnaît être préoccupé par lescombats qui font rage de l’autre côté de la vallée. Toute sa famille immédiate(dont trois enfants et plusieurs petits-enfants) vivent dans ce qu’il appelle «les montagnes de Syrie occupées par Israël », mais il a beaucoup d’amis et deparents au-delà de la frontière, des gens qui risquent leur vie avecl’intensification des combats entre rebelles et forces gouvernementales.
Khater affirme pourtant que ses inquiétudes vont au-delà de ses relationspersonnelles et des gens qu’il aime. Il pense surtout au bien de la Syrie, etnon à un régime ou à un autre.
Toutes ses prières, dit-il, vont à la Syrie, afin que celle-ci réalise sonformidable potentiel. Mais pour cela, le pays doit s’unifier derrière son cheflégitime : Bashar el-Assad.
« Vous n’aimez pas M. Bashar, n’est-ce pas ? », me demandet- il avec un souriremalicieux. « Pourquoi ? Parce que les journaux disent que 70 000 personnes ontété tuées ? Et alors ? Comparez cela avec les 50 millions de morts de laseconde guerre mondiale et vous comprendrez que ce n’est pas si grave… « Biensûr qu’il y a eu des problèmes en Syrie pendant des années : à commencer par lacorruption, qui sévissait partout. Mais on peut aussi regarder le verre àmoitié plein. Jusqu’au début des émeutes, il y a deux ans, le Syrien moyen menaitune vie très agréable. Le système éducatif est extraordinaire, avec l’école etl’université gratuites. Il n’y a pas au monde de pays plus beau que la Syrie :regardez autour de vous ! Croyez-moi, les violences finiront par se calmer etla Syrie resplendira de nouveau. » 
Un sous-ensemble du monde arabe 
Ce n’est pasce que pense Randa Maddah, 30 ans, qui vit elle aussi à Majdal Shams. Il y adix ans, elle étudiait à l’université de Damas. Pour elle, il est clair que lesproblèmes étaient profondément enracinés dans la société d’Assad, notamment lacorruption qui sévissait au sein même du gouvernement.
Le peuple syrien vivait dans la terreur de la moukhabarat, la police secrète,et se soumettait sans protester. Les émeutes anti-Assad qui ont éclaté en mars2011 ont surpris Randa Maddah comme tout le monde.
« Je croyais que les Syriens étaient devenus trop soumis pour se soulever »,dit-elle. « Que les gens avaient fini par s’habituer à la dictature. Mais unefois les manifestations commencées, à mon avis, les Syriens se sont dit qu’ilsétaient capables de résoudre les problèmes de la Syrie. Parce qu’il y abeaucoup de problèmes à résoudre, c’est sûr : et le plus urgent d’entre eux estle sectarisme. Nous devons trouver un moyen de vivre ensemble dans la paix, avecles libertés fondamentales que tout le monde souhaite, comme celle de lapresse.
« Les gens à qui j’ai parlé veulent absolument atteindre cet objectif. » « Iln’est pas possible qu’Assad survive. La révolution aura raison de lui, parcequ’il y a beaucoup de choses que les gens désirent. Des choses qu’ils nepeuvent pas obtenir avec le régime actuel. » Pour Moshé Maoz, professeurémérite du département Islam et Moyen-Orient de l’Université hébraïque deJérusalem et spécialiste de la politique et de la culture syriennes, lescombats actuels ont placé la communauté druze des deux pays dans une positiondélicate. D’un côté, on raconte que, côté syrien, les rebelles auraientmassacré des civils druzes (ainsi que d’autres minorités) à quelques kilomètresà peine de Majdal Shams. D’un autre côté, le gouvernement alaouite a protégéles Druzes de Syrie pendant plus de 40 ans. Dans une région où les alliancespolitiques sont prises très au sérieux et où l’on ne pardonne pas facilementles erreurs, il existe des réticences très enracinées à abandonner Assad.
En fin de compte, Maoz prédit que la communauté druze de Syrie et d’Israëlmanifestera une certaine flexibilité dans ses loyautés. Ses dirigeantsévalueront leurs intérêts politiques dans chacun des deux pays et « suivront lecourant » autant que faire se peut.
« Franchement, je ne crois pas que le gouvernement qui finira par prendre lecontrôle de Damas sera très déterminant », estime Maoz. « Il ne faut pasoublier que les Druzes n’ont jamais cherché à avoir un pays à eux. D’abordparce qu’ils ne sont pas assez nombreux (moins d’1,1 million en tout, répartisen Syrie, en Israël et au Liban). Ils ne se considèrent pas comme une nationséparée, mais plutôt comme un sousensemble du monde arabe. Politiquement, celaleur donne une certaine souplesse et cela leur permet de voir de quel côté vale vent, afin de s’adapter en conséquence. »