Turquie-Syrie : les raisons d’un conflit

L’hostilité entre les deux pays voisins remonte loin dans le passé

Syrie Turquie 521 (photo credit: Reuters)
Syrie Turquie 521
(photo credit: Reuters)

La Syrie dévoile son vrai visage. Les 30 années de pouvoir d’Hafez Assad(1970-2000) ont masqué sa vulnérabilité, qui date d’avant même sonindépendance, en 1946. Sa position géopolitique et ses divisions internes enont fait une zone de conflits régionaux et internationaux. Au cours de l’annéeécoulée, Damas est redevenue une source d’instabilité et d’inquiétude pour sesvoisins. A commencer par la Turquie, à la frontière nord. Les conséquences dela guerre civile qui déchire la Syrie ont un impact direct sur Ankara. Descentaines de millions de réfugiés syriens ont traversé la frontière turque. Descitoyens turcs ont été tués par des obus de mortier, tirés depuis la Syrie.Deux avions de chasse turcs ont été abattus par des missiles syriens. Lesleaders de la minorité kurde de la Djézireh (nord de la Mésopotamie, à lafrontière nord-est de la Turquie) cherchent à profiter de l’effondrement durégime Assad pour former une région kurde autonome à l’image de leurs frères,au nord de l’Irak. Une ambition des plus inquiétantes pour les Turcs quiaffrontent déjà leur propre problème kurde à l’est du pays. Pour toutes cesraisons, Ankara se trouve aujourd’hui à la tête d’une coalition de pays arabeset occidentaux qui soutient l’opposition syrienne dans ses efforts pourrenverser le président Bashar el-Assad.

Opérations clandestines Les tensions à la frontière, le problème kurde etles efforts turcs pour mettre en place un nouveau régime en Syrie ne sont pasnouveaux. Les lettres dévoilées cicontre le montrent bien. Ces documents ontété obtenus par les Services de renseignements français à Damas, dans lesbureaux du ministère des Affaires étrangères.

Ils font la lumière sur un usage endémique d’opérations secrètes et dediplomatie clandestine dans le Proche-Orient des années 1940, dont on neretrouve quasiment aucune trace dans les papiers officiels. Les Services derenseignements sont la face cachée des relations internationales d’alors, ainsique du retrait par la Grande-Bretagne de ses colonies après la Seconde Guerremondiale. Les agences secrètes britanniques sont profondément impliquées dansla politique de Londres au Proche-Orient. Les opérations clandestines sontdestinées à garantir les intérêts stratégiques et économiques (pétroliers) dupays dans la région.

Ces documents (à lire en bas d'articles), déclassés il y a seulement quelques années, soulignent lanécessité pour les historiens d’étudier la guerre d’Indépendance israélienne de1948 sous l’angle anglo-arabe ou encore celui des rivalités interarabes, plutôtque celui des confrontations anglo-juives ou arabojuives.

Ils révèlent notamment que les agents britanniques ont exploité le rêvesioniste d’un Etat juif pour faire peur aux leaders arabes et les forcer àaccepter la présence militaire britannique dans la région. Que la questionpalestinienne est profondément liée au conflit saoudohachémite.

Et que les renseignements français et sionistes ont conduit une guerresecrète conjointe contre les Anglais et les Etats arabes.

Face cachée de l’historiographie officielle du Proche-Orient de l’époque,les documents couvrent la période d’octobre 1945 à décembre 1946. Ilsdépeignent les relations turco-syriennes avec, en toile de fond, les rivalitésinterarabes et anglosoviétiques sur l’avenir de la Syrie durant les premièresannées de la Guerre froide.

Tout comme aujourd’hui, la faiblesse et l’absence de stabilité de l’Etatsyrien poussent Ankara à intervenir chez son voisin.

Le but : remplacer le régime républicain antiturc dirigé par le présidentShoukri al- Kouwatli, par la monarchie hachémite amicale du roi Abdoullah, surun territoire incluant la Syrie et le Liban, en plus de l’Emirat deTransjordanie, et lié au royaume hachémite d’Irak.

L’objet de toutes les convoitises Si aujourd’hui la frontièreturco-syrienne n’est plus disputée, les deux pays s’affrontaient après laSeconde Guerre mondiale.

Le conflit portait sur la province d’Alexandrette, qui joue également unrôle dans la guerre secrète entre les Anglais et les Russes au Proche-Orient.

Sous le mandat français de 1920 à 1936, Alexandrette (aujourd’hui Hatay),et sa ville portuaire stratégique du même nom, appartiennent à la Syrie. Maisla Turquie réclame la région, arguant que les habitants turcs en forment lamajorité.

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la France recherche lacoopération ottomane contre l’Allemagne nazie. Et donne donc son accord taciteà la Turquie, malgré les vives protestations des dirigeants syriens. En juin1939, les Turcs envahissent la province, et causent le départ de milliers deréfugiés arabes et arméniens vers la Syrie. Au lendemain de la guerre, lesleaders nationalistes syriens cherchent à exploiter les projets britanniques enintégrant une alliance défensive régionale, comprenant la Turquie et l’Irakcontre l’Union soviétique, pour récupérer Alexandrette.

Les hauts gradés britanniques du Proche- Orient cherchent à résoudre leconflit en proposant que la ville d’Alexandrette et son port deviennent unezone libre sous contrôle anglais, et que la frontière entre les deux pays dansla région de Djézireh soit modifiée.

L’offre, qui permet à la Syrie d’utiliser le port d’Alexandrette pour soncommerce, est avant tout destinée à renforcer le contrôle turc sur unepopulation kurde des plus agitées. L’initiative tombe à l’eau, mais lesnégociations secrètes entre la Turquie et le royaume hachémite de novembre etdécembre 1946 révèlent qu’en plus d’Alexandrette, les Ottomans jettent leurdévolu sur Alep et Kameshli, la plus grande ville kurde au nord-est de laSyrie.

De son côté, l’Union soviétique exploite le conflit limitrophe afind’empêcher le gouvernement syrien de rejoindre la coalition de défensemilitaire britannique et antisoviétique. Des agents russes poussent le particommuniste syrien à lancer de larges manifestations pour le retour de “laprovince perdue” et encouragent les leaders kurdes de la région de Djézireh àexiger l’autonomie au sein de la Syrie. Autre tactique : après la visite du roiAbdoullah à Ankara, début janvier 1947, les agents soviétiques à Damas envoientà Shoukri al-Kouwatli (le président syrien) une copie de la correspondanceainsi que l’accord secret entre le président turc Ismet Inönü et le roiAbdoullah, ainsi qu’entre Inönü et Nouri Saïd, le Premier ministre irakien.

Faire et défaire le Proche-Orient Les Britanniques ne sont pas en reste.Ils sont impliqués dans les négociations sur l’Alexandrette et prennent partaux pourparlers en vue de l’accord secret de décembre 1946, entre lesdirigeants turcs, irakiens et jordaniens, pour former une monarchie hachémiterégnant sur la Grande Syrie (terme nationaliste renvoyant à l’idée d’unterritoire comprenant outre la Syrie, le Liban, la Palestine, la Jordanie,l’Irak, le Sinaï et certaines parties de la Turquie). Ce qui doit faire partied’un plus vaste plan encore, conçu par les renseignements britanniques avecl’accord tacite du secrétaire des Affaires étrangères Ernest Bevin.

Sa première étape, réalisée en décembre 1946, consiste à faire tomber lePremier ministre syrien anti-hachémite et antiturc, Saadallah al-Jabiri, et àle remplacer par Jamil Mardam, qui collabore secrètement avec les agents anglaiset Nouri Saïd.

La partie la plus ambitieuse du plan veut résoudre le conflit entre lesHachémites et les familles royales saoudiennes en formant deux grandesmonarchies : les Hachémites prendraient le contrôle du Croissant fertile(régions de Mésopotamie et du Levant) au nord et les Saoudiens auraient lamajorité de la péninsule arabique au sud, y compris le Yémen.

Bevin fait une offre informelle au Prince Fayçal, fils d’Ibn Saoud, enjanvier 1947.

Mais le roi saoudien refuse. Même après la Seconde Guerre mondiale, lesagents britanniques continuent de considérer le Moyen-Orient comme un terraind’expérimentation et pensent pouvoir redessiner les frontières à leur guise aunom des intérêts anglais. Les aspirations des habitants locaux sont invariablementignorées.

Une autre idée consiste à rattacher la Cyrénaïque, à l’est de la Lybie, àl’Egypte.

En échange de quoi, le roi Farouk 1er doit renoncer à son ambition sur leSoudan. Le marché est mis sur table officieusement lors de l’été 1947, mais leroi égyptien le rejette.

Hier et aujourd’hui La tentative du roi Abdoullah et de Nouri Saïdd’impliquer la Turquie dans les affaires arabes et l’intervention du roi Faroukdans le conflit à la frontière turcosyrienne reflètent l’ambivalence du mondearabe envers Ankara. Sentiment qui perdure aujourd’hui.

D’un côté, les Arabes redoutent le retour d’un empire ottoman dans larégion. De l’autre, l’intervention de la Turquie est souvent sollicitée. A cetégard, le Premier ministre islamiste actuel, Recep Tayep Erdogan, est enmeilleure position que ne l’était Inönü, qui représentait une républiquenationaliste, laïque et kémaliste (doctrine politique du premier présidentturc, Kemal Atatürk, dans les années 1920).

De son côté, le nouveau président égyptien Mohamed Morsi, tout comme le roiFarouk avant lui, voit son pays comme le leader du monde arabe et semble peudisposé à partager ce rôle avec Ankara.

Mais il est suffisamment pragmatique pour comprendre que l’Egypte etl’Arabie Saoudite, sunnites, ont besoin de la Turquie, également sunnite, pourrésister à la menace iranienne chiite en Syrie, en Irak, au Liban et dans leGolfe persique.

Le démantèlement de l’Empire ottoman par la France et l’Angleterre dated’il y a près d’un siècle. Les deux puissances coloniales se sont réparties leCroissant fertile entre elles et ont formé cinq nouveaux Etats : l’Irak, laTransjordanie, la Syrie, le Liban et la Palestine. Après 30 ans de mandatcolonial et 70 ans d’indépendance, l’avenir de ces pays est toujours incertain.Le Liban, l’Irak et aujourd’hui la Syrie ont traversé des guerres civilesdévastatrices qui ont menacé leur existence même en tant que nations viables.

En Jordanie, la monarchie hachémite est de moins en moins stable face à desmenaces internes et externes croissantes.

Quant à l’Etat hébreu, avec sa vaste population palestinienne, il n’a pasencore réussi à résoudre un dilemme fondamental : demeurer un Etat juif auxcôtés d’un Etat palestinien ou devenir binational.

Difficile de dire aujourd’hui si le Premier ministre turc couve desambitions “ottomanes”. Mais en jetant un oeil vers le sud, Erdogan pourrait enarriver à conclure que les antécédents de l’Empire au Moyen-Orient ne sont pas,en fin de compte, si négatifs.

L’auteur est professeur au département des Etudes du Moyen-Orient àl’Université Ben Gourion.

Annexes :

Documents classés confidentiels et conservés au ministère syrien desAffaires étrangères

Le 12 novembre 1945

A l’attention de Son Excellence le ministre britannique plénipotentiaire

De la part du président du Conseil et du ministre des Affaires étrangères àDamas

L’information en ma possession, basée sur des rapports officiels, prouveque la légation soviétique a pris contact avec un grand nombre de dirigeantskurdes, dans différentes régions de la République syrienne.

En attirant l’attention de Votre Excellence là-dessus, je sais que vousêtes parfaitement au courant de la situation et que vos services spéciaux nesont pas sans connaître les manoeuvres qui se préparent en dépit de votrevolonté et de la nôtre.

Toutefois, mes devoirs envers vous me conduisent à vous rappeler que legouvernement syrien, inquiet à juste titre des conséquences de ces activitéssoviétiques, ne peut que continuer à rejeter ces activités et vous informer quenous sommes dans l’impossibilité de prendre des mesures, quelles qu’ellessoient, contre la légation.

Je vous invite donc, en tant que responsable officiel de la paix et de lasécurité dans ce pays, à prendre les mesures que vous jugez appropriées.

Le gouvernement syrien donne son accord par avance à toutes vos décisions.

Le président du Conseil des ministres Saadallah al-Jibri

Le 24 décembre 1945

A l’attention de Son Excellence le ministre des Affaires étrangères syrienà Damas

De la part du ministre syrien au Caire

Lord Killearn (ambassadeur britannique en Egypte) m’a rendu visiteaujourd’hui afin de clarifier l’offre qui nous a été faite, au sujet de notreconflit avec les Turcs. Selon lui, le gouvernement britannique est décidé àmettre un terme à cette dispute. Un accord entre nous et les Turcs estnécessaire dans l’intérêt de notre défense commune.

La province d’Alexandrette ne peut être rendue à la Syrie.

La Syrie pourra bénéficier du pétrole exporté de nouvelles régions.

Créer un bloc kurde au nord-est de la Syrie formerait un obstacle pour lesRusses qui convoitent le nord du pays.

Les propositions qui nous ont été faites aujourd’hui l’ont été de manièreofficieuse, et non définitive, mais elles reflètent l’opinion de Londres. Il fautespérer que le gouvernement syrien leur donnera son accord en temps voulu, afinque la Syrie et la Turquie puissent former une unité défensive commune.

Jamil Mardam

Le 5 janvier 1946

A l’attention de Son Excellence le président du Conseil des ministres de larépublique syrienne à Damas

De la part du président du Conseil des ministres du royaume d’Egypte

Votre Excellence, Un avenir incertain attend les Etats musulmans et undanger commun les menace. Je crois qu’il est du devoir de l’Egypte d’intervenirquand un malentendu oppose deux frères, deux voisins et deux amis, alors que labonne intelligence est nécessaire aux intérêts des Frères musulmans.

J’ai entendu dire de source sûre que la Grande-Bretagne est intervenue deplusieurs façons pour réguler le conflit arabo-turc. Je pense qu’uneintervention anglaise n’aurait pas eu lieu si cette puissance n’avait elle-mêmerien à y gagner : le port d’Alexandrette. J’imagine qu’il serait dangereux pourla Syrie que cet important port soit ôté à la Turquie et tombe aux mains de laGrande-Bretagne.

Tout ce que je demande, pour l’heure, est que vous acceptiez l’interventiondu gouvernement égyptien ou que vous saisissiez le Conseil de la Ligue arabesur cette affaire. Si cela arrivait, le danger britannique serait écarté et laSyrie obtiendrait bien davantage que par le biais d’une intervention anglaise.Dans un tel cas, la Ligue pourrait s’appuyer sur le soutien total de la Russie,des Etats-Unis et même de la France. Nous serons ensuite en mesure de garantirun contrôle d’Alexandrette par une commission arabo-turque (ou encore de laLigue, et pas seulement la Syrie).

J’ai soumis la question à Sa Majesté le Roi.

Ma proposition a suscité de grands éloges de sa part.

Dans l’attente de votre réponse détaillée, veuillez agréer mes salutationsles plus sincères,

Mahmoud an Noukrashi Président du conseil des ministres

Le 3 novembre 1946

A Sa Majesté le roi Farouk, que Dieu le préserve

Votre Majesté, Je lis votre noble discours les larmes aux yeux et je remercieDieu d’avoir donné à la Syrie un maître, qui peut l’aider et défendre sesdroits.

Les Turcs, mon Seigneur, ont de vilains projets à notre endroit et, quelleque soit la situation, un esprit d’oppression et de domination les gouverne.Ils rêvent de restaurer l’Empire ottoman, mais leur faiblesse les restreint,l’injustice est profondément ancrée dans leur âme.

Les Turcs veulent à tout prix atteindre un accord avec nous et les Anglaisnous poussent à le faire. Mais quel en serait le but pour nous Arabes, et enparticulier pour nous Syriens ? Absolument rien à part devenir un Etatenchaîné, perdre l’Alexandrette et perdre un avenir encore incertain.

Je vous remercie au nom de tous les Syriens pour votre noble défense de nosdroits légitimes. La Syrie ne voit que danger de la part de ses anciensoppresseurs, les Turcs et les Français. Que Dieu nous préserve de conclure unaccord avec eux. Que Dieu vous préserve en tant que maître et trésor desArabes.

Shoukri al-Kouwatli

Décembre 1946

A Sa Majesté hachémite le roi Abdoullah Ibn Hussein

Au nom du bien général, le gouvernement de la République de Turquiegarantira la protection du régime légitime du royaume arabe hachémite.

Je vous rappelle, au nom du gouvernement de la République turque, que nousserions les premiers à vous reconnaître roi légitime de la Syrie dès le momentvenu. Vous savez également que nous espérons vous voir entrer bientôt à Damas, avecl’aide de Dieu.

Délivré par la légation russe Ismet Inönü