L’homme qui posait des passerelles

Nettoyer les cimetières juifs en Pologne, telle est la mission qu’un baptiste américain s’est donnée via une organisation de volontaires chrétiens

Inauguration du mémorial dédié à la famille Narcys à Wolbrom, en Pologne, en juillet 2015 (photo credit: DR)
Inauguration du mémorial dédié à la famille Narcys à Wolbrom, en Pologne, en juillet 2015
(photo credit: DR)
Albert Narcys, habitant d’Adélaïde, en Australie, souhaitait apposer une plaque commémorative en souvenir de sa famille, dans leur ville natale de Wolbrom, en Pologne. Il commence alors par contacter le rabbin de la communauté de ses défunts parents à Adélaïde. Puis appelle le conseil local de Wolbrom, petite ville rurale à quelque 50 kilomètres au Nord de Cracovie, alors qu’il ne parle pas un mot de polonais, et tente de naviguer à travers les filets de la bureaucratie locale.
Après deux ans d’efforts infructueux, Narcys, frustré, lance une recherche sur Internet et tombe sur la Fondation Matzevah, dont le siège se trouve, ô surprise, à Atlanta, en Géorgie, aux Etats-Unis. Il apprend également avec étonnement que ladite fondation est dirigée par un pasteur baptiste du Sud : Steven D. Reece.
« Dès la première conversation avec Steven, il s’est montré très intéressé par l’histoire de mon père et plein d’empathie », raconte Narcys.
Trois ans plus tard, en juillet 2014, une cérémonie a lieu au cimetière juif de Wolbrom pour dévoiler la matseva (pierre tombale) en l’honneur des membres de la famille de Narcys qui ont péri pendant la Shoah. Seul son père a survécu. Albert ne voulait pas voir la mémoire de sa famille effacée à tout jamais.
« A chaque étape, Steven me tenait au courant : de ses progrès dans la recherche de financements, de l’obtention des diverses autorisations gouvernementales, de ses démarches auprès des instances juives en Pologne. Avec le temps, je devenais de plus en plus anxieux. J’espérais que tout finirait par s’arranger. Je m’étais énormément investi, émotionnellement et physiquement, dans la réalisation de ce projet familial. Un stress épouvantable ! », se souvient Narcys. « Je suis soulagé et heureux de constater que ce qui avait commencé il y a cinq ans dans le brouillard a eu une issue positive », explique-t-il, en insistant sur la présence de sa femme, de ses enfants et petits-enfants lors de l’inauguration en juillet.
Une dette envers les juifs
Avec la matseva de la famille Narcys, Reece n’en est pas à son coup d’essai dans le domaine des cimetières juifs polonais. On l’imagine aisément, son parcours vers ce qui a fini par devenir une passion, est des plus complexes.
Photojournaliste de profession, Reece entend, en 1988, dans son église, un baptiste présenter son travail en Europe de l’Est. « Il a montré des photos captivantes. J’étais fasciné. J’ai ressenti une envie irrépressible d’aller photographier des chrétiens en proie aux difficultés », confie-t-il. Un rêve saisissant convainc Reece d’aller vivre en Pologne. Après ses études au séminaire, il est envoyé travailler là-bas, en mars 1997. Et commence alors à toucher du doigt la complexité des relations entre juifs et Polonais.
Alors qu’il œuvre au sein d’une congrégation baptiste à Otwock, en dehors de Varsovie, une serveuse de restaurant lui suggère d’aller visiter le cimetière juif. Avant la guerre, explique Reece, les juifs constituaient 70 % de la population de cette villégiature.
« J’ai alors entamé des recherches pour tenter de comprendre pourquoi les cimetières sont si importants dans le judaïsme. J’ai découvert le site d’une association de restauration de cimetières juifs polonais, et de là est née ma passion », explique-t-il. « Nul besoin de spiritualité pour s’impliquer dans ce genre de projets, affirmeront certains. Mais, pour moi, c’est essentiel. Je me sens une dette envers les juifs, qui sont le réceptacle de Dieu. »
« Sur le plan pratique, le but n’est pas, à mon sens, de simplement restaurer un cimetière, mais de rétablir une relation conviviale. Les juifs ont donné naissance au christianisme. Grâce à eux nous avons connu Jésus. On ne peut pas se contenter d’une vue abstraite sur la question. L’horreur absolue a été commise, et la grande question demeure : où était Dieu ? » Pas tout à fait la soixantaine, Reece ignore si cela se produira de son vivant, mais il s’est posé la question : « Si les relations judéo-chrétiennes sont tendues, comment puis-je œuvrer pour aider à sortir de l’impasse ? C’est aux chrétiens de faire le premier pas, car la Shoah s’est produite sous domination chrétienne dans un pays chrétien. La population était chrétienne à 90 %. »
« L’après-Shoah a été très difficile sur le plan théologique. Nous avons été tenus pour responsables. Les chrétiens doivent embrasser la perspective juive de la Shoah. Nous devons envisager les répercussions de la passivité chrétienne, de tous ceux qui sont restés debout les bras croisés. C’est alors que la réalité entre en jeu. »
Le goy de shabbat
C’est aussi là que s’enracine son action médiatrice. « Après avoir fait l’effort d’écouter les gens et pris conscience de ce qui compte pour eux, on se demande alors comment agir pour rétablir la situation. Je suis entièrement dévoué à la cause publique. Tout comme la Fondation Matzevah. Je suis un simple agent chargé d’une tâche qui devrait être l’apanage des juifs, mais ce n’est pas le cas, en tout cas à grande échelle. Je suis le goy de shabbat », affirme-t-il.
Pour Reece, qui a vécu en Pologne de nombreuses années et parle couramment polonais, se mettre à la place des juifs pour envisager la situation reste assez abstrait.
« C’est comme tâtonner dans l’obscurité pour chercher un interrupteur sans jamais y parvenir », raconte-t-il. « Nous avons établi de bonnes bases de dialogue au niveau des institutions, mais ce qui m’importe le plus c’est l’expérience concrète du travail dans les cimetières, dont l’effet est palpable d’entrée de jeu. Et il reste si peu de juifs ici. »
Reece s’est lié avec Aleksander Schwarz, le représentant du Grand Rabbin de Pologne, Michael Schudrich, et avec Monika Krawczyk, qui dirige la Fondation pour la préservation du patrimoine juif en Pologne, la FODZ pour les initiés. « J’ai fait part à Aleks de mon idée d’amener des bénévoles baptistes pour nettoyer les cimetières juifs et il m’a demandé pourquoi ? Ma réponse tenait en un seul mot : “réconciliation”. Ça a été le début d’une aventure de 10 ans avec Aleks. »
« Steven fait beaucoup plus que de s’occuper des cimetières juifs », raconte Schwarz. « Je crois que son œuvre véritable est de faire naître et d’entretenir la compréhension et le respect mutuel entre les différentes traditions. Une action tout à fait exceptionnelle. Qui donne d’excellents résultats tant au présent que pour l’avenir. Le travail physique ne doit pas seulement servir à la préservation des cimetières juifs : il faut également en saisir le sens sur le plan de la loi et de la tradition hébraïque. Les projets éducatifs menés par Steven vont dans cette direction. »
« Nous collaborons avec de nombreuses organisations, et aussi avec des individus », explique Krawczyk ; il précise qu’il existe en Pologne plus de 1 000 cimetières juifs abandonnés qui attendent d’être restaurés. Un défi en soi ! « L’une des organisations avec laquelle nous travaillons est la fondation de Steven Reece. Nous avons célébré ensemble la commémoration du cimetière juif de Zambrów et œuvrons maintenant à un projet plus ambitieux : l’édification d’une clôture tout autour du cimetière. Nous sommes très reconnaissants envers Steven pour son engagement et ses réalisations. »
Panser les blessures
Lorsque Reece retourne aux Etats-Unis pour la première fois, il ne sait pas ce qu’il va advenir de sa nouvelle mission. Il intègre la Fondation Matzevah en décembre 2010.
Tous les membres de son conseil sont chrétiens. L’un d’eux, le Dr Robin Park de Saint-Louis, explique que sa vocation de médecin est de guérir les souffrances de ses patients. « Il existe de nombreuses façons d’aider et de guérir les autres », dit-elle. « J’ai choisi cette voie qui me rapproche de ma quête de Dieu. Nettoyer les cimetières, aimer autrui : ainsi, je me sens en paix avec moi-même. »
Elle a effectué son premier voyage en Pologne en 2004 et passé une semaine dans le ghetto de Varsovie. « La profondeur des blessures m’a frappée », confie-t-elle. « Les ruines des bombardements sur les bâtiments à moitié reconstruits, les traces de balles dans les murs de briques. Comme des plaies ouvertes. Lorsque l’opportunité de remettre les cimetières en état s’est présentée, j’ai tout de suite saisi l’occasion. Pour moi, ces sépultures sont comme des blessures. Panser leurs plaies témoigne de l’amour de Dieu. »
« Pourquoi des non-juifs américains s’impliquent-ils dans un tel projet ? », demande-t-elle. « Peut-être pour rappeler à la fois aux Juifs et aux Polonais qu’ils ne sont pas seuls. En tant que médecin, j’accompagne mes patients à travers les traumatismes de la vie. Savoir que l’on n’est pas seul est une part non négligeable du processus de guérison. » En août 2013, Reece a emmené un groupe de chrétiens à Auschwitz pour aider à restaurer le cimetière du camp. Il y a rencontré Shlomi Shaked, un Israélien dont le grand-père a été le dernier rabbin d’Auschwitz.
« Il était venu durant son année sabbatique pré-universitaire et faisait visiter le camp. Lorsqu’il a appris que nous étions un groupe de chrétiens, il nous a interrogés : “Les Juifs viennent en général pour un jour ou deux, mais vous êtes ici pour une semaine. Pourquoi ?” Je lui ai répondu : “Par désir de donner de soi, compassion, amour et honneur. C’est la source de tout ce que je sais de Dieu”. »
Un hybride et sa passion
Reece a également impliqué des Polonais dans ses efforts de réconciliation. Parmi eux, Anna Zambrzycka, une jeune fille de 19 ans. Dans son anglais hésitant, elle partage son expérience aux côtés de Reece et de la Fondation Matzevah.
« J’ai beaucoup appris sur les juifs et leurs cimetières, ainsi que certaines traditions et une partie de l’histoire, dans un contexte différent du cadre purement scolaire. J’ai vu les pierres tombales. Je les ai touchées. Avant le projet de Steven, à ma grande honte, j’ignorais même qu’il existait un cimetière juif dans notre ville. »
Zambrzycka explique que l’idée de prendre part à la restauration des cimetières juifs émane d’un de ses professeurs. « Je dois admettre qu’au début, je ne voulais pas y participer. J’avais peur. Je redoutais de ne pas être à la hauteur pour m’investir dans un tel projet. Mais, après mûre réflexion, j’ai décidé de franchir le pas. C’est une des meilleures décisions de ma vie. » Elle estime toutefois que ce ne sont que les prémices de l’action nécessaire pour réconcilier les Juifs avec les Polonais. « Notre histoire est très cruelle, notre passé sanglant. Il subsiste de nombreux conflits non résolus et beaucoup de problèmes entre nous, beaucoup de chagrin et de désaccords. Il faudra plus de temps et d’efforts pour améliorer les relations entre juifs et Polonais. En ce qui me concerne, je crois que Steven et la Fondation Matzevah peuvent y contribuer. »
Bien que Reece et sa Fondation soient tous chrétiens, leur but est d’encourager les juifs à participer à la restauration de leurs cimetières en Pologne. Il a pris contact avec plusieurs rabbins dans la région d’Atlanta et n’a reçu qu’une seule réponse : celle du rabbin Peter S. Burg du « Temple ».
« J’ai rencontré Steven à sa demande », se souvient Burg. « J’ignorais qui il était et ce qu’il faisait. J’ai simplement répondu à sa demande de rendez-vous. Mais j’ai fini par l’admirer, de même que la mission de Matzevah. Surtout depuis notre retour de Pologne où nous nous sommes rendus avec notre congrégation. Nous avons pu voir les cimetières de visu. Il fait du bon travail et c’est sincère. »
Parallèlement, le retour aux Etats-Unis n’a pas été facile pour Reece.
« Quand je suis revenu de Pologne, je ne pouvais pas réintégrer le monde baptiste que j’avais quitté. Je me sens en décalage des deux côtés », explique-t-il en référence aux juifs et à son église. « Je suis devenu un hybride. A cheval entre juif et chrétien, mais je ne suis ni l’un ni l’autre. J’appartiens à une troisième culture. Médiateur, homme du milieu, je dois me montrer aimable envers chacun. Mais c’est ce que font les poseurs de passerelles. Tel va être le sujet de ma thèse. »
Tel est aussi l’héritage qu’il laissera derrière lui, lui a déclaré un membre de son comité.
« Je connais cette personne depuis plus de 10 ans », ajoute Reece. « Personne ne fait ce que vous faites comme vous le faites », m’a-t-il confié. Cela me définit, me consume, me dépasse parfois. Mais je n’ai pas le choix : cela représente toute ma vie. »
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