Avant qu’il ne soit trop tard...

Ils sont deux, allemands et juristes non juifs. Un duo inattendu qui se consacre à la chasse aux criminels de guerre nazis

Weissberg (photo credit: Avec l’aimable contribution de Dov Weissberg)
Weissberg
(photo credit: Avec l’aimable contribution de Dov Weissberg)

Les deux hommes sont assis en face de Dov Weissberg, 82 ans,chirurgien de Rehovot à la retraite. Ils évoquent des événements qui se sontdéroulés il y a 70 ans, à Lviv, en Pologne occupée. Dov avait alors 13 ansquand 40 000 Juifs ont été raflés et déportés vers le camp de la mort deBelzec, en août 1942. Sa mère est partie avec eux.

“Auriez-vous des documents mentionnant la date de naissance de votre mère, ou celle de son mariage ?”demande Thomas Walther, juge allemand à la retraite qui, depuis qu’il a quittéles tribunaux, se fait un devoir de traduire en justice des criminels nazis.Avec Cornelius Nestler, juriste comme lui, il est en Israël pour trouver desco-plaignants en vue d’un éventuel procès en Allemagne.
“Bien sûr que non”, répond Dov Weissberg. “Tout ce que j’ai, ce sont messouvenirs !” Des souvenirs très précis, en l’occurrence, et restés intactsmalgré la dense accumulation de ceux venus s’y ajouter ces 70 dernières années.Avec Dov, les deux Allemands ont peutêtre trouvé le témoin idéal. Il sesouvient des dates, des adresses, des chiffres et des détails avec uneprécision chirurgicale.
Il reprend son récit d’un ton neutre en contradiction avec l’horreur que lesmots véhiculent.
“Pouvez-vous nous dire quel jour vos parents ont été emmenés ?” interrogeWalther.
“Le 10 août, jour où l’opération a débuté, des Allemands en uniformeaccompagnés d’Ukrainiens sont venus chez nous pour prendre les enfants”, répondDov. “Ma mère est devenue hystérique. Elle est tombée à genoux, a agrippé unofficier par ses bottes et l’a supplié de lui laisser au moins l’un de sesenfants. Tout en cherchant à se dégager, l’officier s’est retourné, a lancé unordre bref à ses subordonnés et ils sont tous repartis sans nous. Ma mèreenseignait l’allemand et c’est sans doute parce qu’elle le parlait bien etqu’elle était très belle que le commandant a tout à coup décidé de nousépargner.”
Entre les bottes des SS

 “Vous avez dit qu’à ce moment-là, votre mère savait déjàque, si on lui prenait ses enfants, c’était pour les tuer ?” poursuit Waltheravec douceur.

Avec ses petites lunettes et ses cheveux blancs ondulés qui lui descendentjusqu’aux épaules, Walther ressemble davantage à un professeur d’universitéqu’au procureur et juge qu’il a été. Son collègue, Cornelius Nestler, est plusgrand que lui ; il a les yeux bleus et la mâchoire volontaire. Il se concentresur la prise de notes.
“Il était évident que, si l’on prenait les enfants, ce n’était pas pour lesemmener en vacances. Elle savait qu’elle risquait de nous perdre.”
“Et savait-elle vers quelle destination on allait vous emmener ?” “Non, nous nele savions pas à l’époque.”
Pour la famille Weissberg, le répit a toutefois été de courte durée.
“Ils sont revenus le 17 août”, poursuit le vieil homme.
“Cette fois, il n’y a eu ni discussion ni supplications. On nous a tousrassemblés dans la cour d’une maison particulière, où l’on accédait par unegrande grille et qui ne comportait pas d’autre sortie. Nous étions plusieurscentaines. Ma mère nous a forcés à nous enfuir, en nous promettant de nousrejoindre très vite. Nous étions petits, et rapides. Elle nous a dit de nousplacer près de la grille. ‘Et dès qu’un nouveau groupe arrive, vous vousfaufilez au milieu et vous sortez.’ C’est ce que nous avons fait : d’autresJuifs ont été amenés et nous nous sommes frayé un chemin entre les bottes desSS et les jambes des gens qu’on poussait. C’est ainsi que nous avons réussi ànous enfuir, mon frère et moi.”
Dov ne devait plus revoir sa mère.
Il part alors pour Varsovie, où il retrouve ses oncles maternels, qui secachent avec de faux papiers.
Une fois le récit enregistré, Nestler demande à Weissberg de signer un pouvoirqui confère aux deux avocats le droit de le représenter comme co-plaignant encas de procès. Il n’aura rien à payer.
Une course contre la montre

Walther et Nestler ne sont pas des chasseurs denazis comme les autres. Tous deux sont allemands, ils ne représentent aucuneorganisation officielle et personne ne les paie pour le temps et les dépensesqu’ils consacrent à leur mission.

Walther est un brillant juge itinérant de la Cour de Bavière.
Il a contribué à modifier les habitudes juridiques allemandes, de manière àpermettre la condamnation de ceux qui n’étaient que de simples rouages de lamachine de guerre nazie. Nestler est quant à lui professeur de droit pénal àl’université de Cologne.Sa femme, Debbie, est une Juive américaine originaire de Miami.
Walther et Nestler sont venus en Israël pour trouver des co-plaignants en vued’un éventuel procès en Allemagne contre deux des gardiens ukrainiens qui ont rafléles Juifs de Lviv pour les conduire en déportation au camp d’extermination deBelzec. Sur leur liste, figurent aussi d’anciens gardiens allemands de camps deconcentration, dont la culpabilité pour crimes contre l’humanité ne s’est pasréduite avec le temps. Et c’est bien le temps qui est le principal protagonistede ce drame. Tous les criminels et tous les témoins ont plus de 80 ansaujourd’hui, ce qui laisse à la justice un délai limité pour accomplir sa tâcheavant que cette page de l’histoire se tourne pour toujours.
“Nous n’avons plus beaucoup de temps”, soupire Nestler, la voix pleine defrustration. “Etant donné le groupe d’âge auquel appartiennent l’accusé, lestémoins et les co-plaignants, rien ne garantit qu’ils seront encore parmi nousl’an prochain. Une fois que ces gens seront morts, tout sera terminé...”
Nestler a 56 ans. C’est son premier séjour en Israël.
Walther, qui en a 69, a dans la poche une petite kippa tricotée blanche àliseré bleu, pour le cas où il devrait pénétrer dans une synagogue. C’est satroisième visite dans le pays.
Si les deux hommes poursuivent ces vieux nazis, c’est, disent-ils, par souci dejustice. “Il ne s’agit pas simplement d’attraper des malfaiteurs”, expliqueWalther avec gravité.
“C’est aussi une occasion de montrer que, par le passé, notre systèmejudiciaire n’était pas adapté, ce qui paraît évident aujourd’hui. Un procèscomme celui-là, qui va attirer l’attention des médias, servira aussi de leçond’histoire.”
Nestler voit les choses autrement. Pour lui, l’essentiel est de fairecomparaître des criminels en justice. La leçon d’histoire ne serait qu’unbonus.
Le cas Demjanjuk

Walther et Nestler se sont rencontrés en 2009 au procès deJohn Demjanjuk, ce gardien ukrainien du camp de Sobibor, mort le 17 marsdernier à l’âge de 91 ans dans une maison de retraite médicalisée en Allemagne.Nestler représentait alors 12 co-plaignants, des Juifs hollandais dont lesparents ou les frères et soeurs ont péri à Sobibor à l’époque où Demjanjuk ytravaillait comme gardien.

“Dans un procès comme celui-là, où l’accusé est un vieil homme malade, il esttrès important de montrer des visages qui représentent les victimes”, expliqueNestler.
C’est Walther qui a introduit dans le droit allemand la modification qui arendu le procès possible. Une fois à la retraite, il entre au Bureau centralpour l’investigation des crimes nazis à Ludwigsbourg, en Allemagne. Enconsultant le dossier Demjanjuk sur Internet, il décide de tout mettre enoeuvre pour le faire comparaître en justice.

 Un objectif qui, en Allemagne, ne pouvait néanmoins êtreatteint. Selon le droit allemand, en effet, les plaignants devaient apporter lapreuve d’un meurtre effectif. Ainsi, bien que les gardiens ukrainiens aientparticipé à l’assassinat en masse de Juifs, il étaitimpossible de les incriminer.

Grâce à ses compétences juridiques, Walther parvient à pousser la justiceallemande à aborder les choses sous un nouvel angle. Comparant les campsd’extermination à une usine, il établit que toute personne travaillant danscette “usine”, à quelque niveau que ce soit, a participé activement à la“production”, en l’occurrence l’assassinat de masse, et porte donc uneresponsabilité. Il n’est dès lors plus nécessaire de prouver un meurtrespécifique. Ainsi, il suffit d’établir que Demjanjuk a bien été gardien dans lecamp de Sobibor pour pouvoir le condamner pour complicité de meurtre. C’est enmai 2011 que celui que l’on surnommait Ivan le terrible est déclaré coupable, à91 ans, d’avoir participé à l’assassinat de 28 000 Juifs à Sobibor et condamnéà 5 ans de prison. Il fait appel et, dans l’attente du nouveau procès, esttransféré en maison de retraite médicalisée.

Une première dans l’histoire de la justice allemande

Selon Elie Rosenbaum,directeur du Bureau des Enquêtes spéciales du ministère de la Justiceaméricain, le principe qui a permis de condamner Demjanjuk en Allemagne étaitdéjà reconnu dans les tribunaux américains depuis plus de 30 ans. “Les paysd’Europe auraient pu faire bien davantage au cours de ces trente années”,affirme-t-il. “Maintenant, la question est de savoir ce qui sera fait dans lepeu de temps qu’il reste. C’est une course contre la montre, le temps presse.

Ces procès peuvent être menés et gagnés, comme nous l’a montré l’affaireDemjanjuk.”
Rosenbaum souligne qu’une grande majorité des criminels nazis encore en vie nese trouvent ni aux Etats-Unis ou au Canada, ni en Amérique du Sud. “Ilsvivent là où ils ont toujours vécu : en Europe,et plus précisément en Allemagne et en Autriche.”
Nestler lui donne raison. “C’est la participation active de dizaines demilliers de gens qui a rendu la Shoah possible.
Et il en reste probablement quelques milliers encore en vie.”
“Le procès Demjanjuk”, explique Efraim Zuroff, directeur du bureau israélien ducentre Simon Wiesenthal, “a été une première dans l’histoire de la justiceallemande. Pour la première fois, un criminel de guerre nazi était condamnésans l’apport de preuves concrètes à l’appui d’un crime spécifique, avec unevictime spécifique que l’on pouvait nommer.”
Zuroff, Walther et Nestler sont les seules personnes indépendantes de toutorganisme gouvernemental qui oeuvrent aujourd’hui pour amener des criminelsnazis devant la justice. “Ce verdict modifie complètement la donne”,précise-t-il. “En théorie, cela ouvre un potentiel considérable en matière depoursuites intentées contre des criminels nazis.”
C’est ce potentiel qui, en février dernier, a incité Walther et Nestler à allerinterroger des témoins en Israël, dans l’espoir de convaincre le bureau duprocureur de Munichd’ouvrir de nouveaux dossiers. Ils ont dans le colimateur deux probablescollaborateurs du régime nazi installés aux Etats- Unis. Ils refusent derévéler l’identité du premier, pour ne pas risquer de le voir s’enfuir, mais lesecond est Ivan (John) Kalymon, 90 ans, auxiliaire de police à Lviv, villed’Ukraine qui faisait autrefois partie de la Pologne occupée. Kalymon figuresur la liste des dix criminels nazis les plus recherchés.
Il vit aux Etats-Unis depuis la fin de la guerre.
Lenteurs bureaucratiques

Selon le ministère de la Justice américain, Kalymonaurait participé au meurtre, à la rafle et à la déportation de Juifs à Belzec,lors de l’opération dans laquelle la mère de Dov Weissberg a été déportée. Cesont des notes qu’il a lui-même prises à l’époque qui ont permis del’incriminer.

Les enquêteurs du ministère de la Justice américain ont en effet retrouvé, dansdes archives soviétiques, des documents nazis dans lesquels Kalymon raconte,dans un style détaché, qu’il a tiré quatre coups de feu pendant son service,tuant un Juif et en blessant un autre. Ces rapports indiquent également que sonunité a livré 2 128 Juifs à un point de rassemblement de Lviv, et que 12personnes ont été tuées en tentant de s’enfuir.
Après la guerre, Kalymon s’est installé à Troy,dans le Michigan,et a travaillé comme ingénieur chez Chrysler.
Aujourd’hui retraité, il a été destitué de la nationalité américaine en 2007 etun juge a ordonné son expulsion.
Un rapport de 200 pages contre lui se trouve actuellement sur le bureau du seulet unique procureur chargé des crimes nazis à Munich.
Nestler est frustré de la lenteur à laquelle les choses progressent. “Leproblème, c’est que le bureau du procureur ne fait pas son travail. Il manquede personnel et n’a aucune motivation politique.”
A Munich, onsait que Kalymon est déjà très vieux, mais aucune date n’a été donnée pour lafin de l’enquête préliminaire et l’on ne peut garantir qu’un mandat d’arrêtsera bel et bien délivré. “Vous imaginez le nombre de faits qu’il faut réunirdans une affaire de meurtre qualifié ! Alors quand il s’agit de crimes quiremontent à plusieurs décennies, c’est d’autant plus difficile”, fait remarquerThomas Steinkraus-Koch, porte-parole du ministère allemand de la Justice.Walther, qui a travaillé, et comme procureur, et comme juge, est convaincu quele ministère public préfère laisser le temps faire son oeuvre. “C’est beaucoupde travail, et il s’agit de vieilles personnes qui vont bientôt mourir.
Si nous attendons encore ne serait-ce que deux ans, tout sera peut-êtreterminé.”
Walther et Nestler espèrent que les co-plaignants israéliens prêts à témoignerapporteront une sorte d’urgence à ces affaires. La procédure criminelleallemande permet aux victimes et à leur famille de s’associer au ministèrepublic en tant que co-plaignants.
“Si nous avons à nos côtés des co-plaignants qui ont perdu des membres de leurfamille, nous pourrons insister sur l’importance d’aller jusqu’au bout dansl’intérêt de ces gens qui vivent en Israël. Il y a des chances que cela fasseavancer les choses”, explique Walther.
Une affaire personnelle

Walther et Nestler ont tous deux de bonnes raisons pourchasser les collaborateurs des nazis si longtemps après la guerre. RudolfWalther, le père de Thomas, dirigeait une entreprise de construction à Erfurt, une ville ducentre de l’Allemagne. Il avait construit plusieurs usines pour des clientsjuifs, de sorte qu’en 1938, pendant les émeutes de la Nuit de Cristal, ila caché deux familles juives, qu’il a ensuite aidées à fuir l’Allemagne.Pendant 20 ans, il a conservé un stylo offert en témoignage de reconnaissancepar l’une de ses familles, désormais installée au Paraguay.

“Mon père est mort, mais je marchesur ses pas”, explique Thomas. “C’est un peu pour lui que je fais tout ça.”
Il raconte qu’il est né au moment même où l’on privait de nombreux Juifs de lavie. “Pendant mes recherches sur Demjanjuk”, raconte-t-il, “je prenais biensoin d’éviter de consulter la liste des convois du 22 juin 1943 à destinationde Sobibor. Je n’avais pas envie de voir qui était mort le jour de manaissance.”
Dans le cas de Nestler, le lien se fait à travers son épouse.
“Nous avons visité Auschwitz ensemble”, sesouvient-il.
“Une fois que l’on passe la grille d’entrée, il y a des bâtiments en brique surla gauche. Ma femme s’est penchée, elle a ramassé deux pierres et les a placées sur un muret, commele veut la coutume juive dans les cimetières. C’est à ce moment-là que je mesuis rendu compte de la différence qui existait entre nous. Dès lors, chaquefois qu’il a été question de la Shoah, les choses se sont présentées d’unefaçon nouvelle pour moi. Alors que la privation du droit des Juifs à la vien’était jusque-là qu’un concept, c’est devenu dans mon esprit la privation dudroit de quelqu’un comme ma femme à la vie. Cela a pris un visage et cela atout changé. C’est devenu quelque chose de personnel.”