Histoires de langue(s)

Nurith Aviv, réalisatrice et chef-opératrice israélienne installée en France, présente ce mois-ci sa trilogie de films consacrée à la langue.Une fenêtre ouverte vers un horizon infini

histoire de langue(s) (photo credit: © DR)
histoire de langue(s)
(photo credit: © DR)

La langue est sans doute le meilleur ambassadeur d’uneculture. Tout y est : l’histoire, la tradition, la religion, le caractère, lefolklore. Souvent aussi, un pays. Le linguiste Max Weinreich la qualifiait ainsi: “une langue est un dialecte avec une armée des terres, des airs et des eaux”.

La langue, c’est donc aussi l’Etat. Un rapport souvent compris instinctivementpar les nouveaux immigrants d’un pays, qui adoptent la langue locale pour sefondre dans la masse. Ainsi a débuté la trilogie de Nurith Aviv, réalisatriceisraélienne vivant en .
D’une langue à une autre (2004) donne la parole à des poètes, auteurs, artistesisraéliens dont l’hébreu n’est pas la langue maternelle. Venus du monde entier,d’Europe et d’Orient, ils ont grandi à une époque ou il fallait,idéologiquement, adopter l’hébreu et laisser les en diaspora. Un musicien marocainraconte comment ses parents écoutaient de la musique orientale en cachette,volets fermés. Un auteur russe, comment il a consigné sa langue natale ausilence - “un acte de violence” - pour qu’elle lui permette d’apprendrel’hébreu et ainsi devenir écrivain. Un apprentissage parfois douloureux maiscomme obligatoire pour bâtir l’Etat d’Israël. Une façon aussi de faire le grandécart entre la nation moderne qui s’érige et une tradition religieuse etculturelle transmise comme héritage de génération en génération.
Dans un entretien au journal Haaretz (3.2.2012), Aviv raconte que ce tournagelui a laissé beaucoup de matériau non utilisé dans le film. De nombreusesquestions aussi, qui trouvent un prolongement dans le second opus : Languesacrée, langue parlée (2008). Cette fois, les protagonistes évoquent le rapportde filiation, de va-et-vient, entre l’hébreu biblique et moderne. Ici aussi,parler de la langue ouvre à des questions plus vastes : rapport à l’héritagereligieux, tension entre sionisme et judaïté, strates culturelles successives.Le dernier film de la trilogie, Traduire, sort en 2011. Il va cette foischercher l’influence de l’hébreu non plus chez les Israéliens, mais chez sestraducteurs. De Boston à Paris, de Barcelone à Jérusalem, en passant parBerkeley, des hommes et des femmes, juifs ou non, racontent comment l’hébreu adébarqué dans leur vie et les a changés, irrémédiablement.
La boucle est bouclée : re-né de ses cendres, l’hébreu moderne devient vecteurde la culture juive et israélienne partout dans le monde. Etrangement pour untel sujet, le film est souvent touchant : des parcours personnels s’éclairent,la traduction dévoilant souvent un amour profond des mots, et derrière eux, deshistoires humaines fortes. Un breton traduit des textes du Midrash pourcomprendre son influence sur les rédacteurs des Evangiles. Un catalan nécatholique s’est retrouvé chez Yehuda Amichai dans son processus desécularisation.
Le film montre aussi très bien l’entremêlement du personnel et du collectif.Chacun des traducteurs s’est trouvé attiré par une langue, un ensemble decoutumes, une tradition. A travers elle, il a pu contempler sa propre histoire,ses désirs. Deux pôles magnétiques : le singulier et le social qui se croisent.Un lien qui n’est jamais mieux exprimé que par la langue et le style.

Une femme “entre-deux”

Singulière, Nurith Aviv l’est. Un regard bleu perçantsous des mèches auburn, elle va à l’essentiel, exigeante. Elle se définit comme“entre-deux”. Née à Tel-Aviv de parents allemands, elle apprend la languegermanique en même temps que l’hébreu. Son père photographe, “très moderne”l’emmène partout avec lui lorsqu’il travaille. Elle se vit comme sonassistante, apprend elle-même le métier dès son plus jeune âge, est photographedans l’armée.

Une équipe de Paris Match la repère lors d’un reportage en Israël et luipropose de venir travailler en .
Quelques mois plus tard, elle sera la première femme acceptée à l’IDHEC(aujourd’hui FEMIS, Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et duson). Devenue chefopératrice, là aussi pionnière dans le métier, lesréalisateurs se l’arrachent. Elle s’installe définitivement à mais continue de voyager de par lemonde pour faire des films.
Passée à la réalisation, elle enseigne aujourd’hui dans les deux pays, dans lesdeux langues. Toujours dans un entredeux essentiel à son existence et à sontravail. Sans doute pour cette raison, elle refuse de politiser ses entretiens,de donner une opinion sur la société israélienne dans son ensemble, ou leconflit avec les Palestiniens. Une manière de refuser le clan, de préserver unesolitude pour entendre, et écouter attentivement. Car c’est aussi la force dela trilogie : une mise en scène très minimaliste et pleinement maîtrisée,laissant tout l’espace à la langue pour se déployer.
Un dispositif ritualisé, identique pour chaque intervenant, allant àl’essentiel.
Aviv souligne l’accueil chaleureux et passionné du public au film. Pas moins de150 débats ont eu lieu lors des projections en . Le prix Edouard Glissant,de l’Université de Paris 8, est décerné à la réalisatrice en 2009. Une reconnaissanceinternationale, donc, symbolisée par la sortie d’un coffret DVD de la trilogie,et aujourd’hui une présentation dans les grandes cinémathèques israéliennes.Mais ce qui importe surtout à Aviv c’est avoir ému les spectateurs.
Certains sont touchés aux larmes. Un phénomène difficilement explicable maisqui montre bien l’universalité du sujet, ce qui lui procure satisfaction.
Nurith Aviv préfère monter ses films en . “Je suis au calme, là-bas”,confiait-elle à Haaretz. “Quand je monte ici, en Israël, j’ai peur d’ennuyer lepublic, je ne laisse pas assez de respiration entre les plans. C’est lié àl’atmosphère locale - je préfère travailler à l’extérieur”.
Et c’est peut-être grâce à ce calme de l’exil que la cinéaste parvient àdévoiler une beauté extraordinaire que la société israélienne, menacée,bouleversée, sans cesse en mouvement, ne voit pas toujours.