La Shoah de tous ?

Les orthodoxes ont longtemps pensé que Yad Vashem insistait trop sur le rôle d’Israël dans la résilience du peuple juif après la Shoah. Aujourd’hui,ils ont changé d'avis.

JFR 14 521 (photo credit: Avec l’aimable autorisation de Yad Vashem)
JFR 14 521
(photo credit: Avec l’aimable autorisation de Yad Vashem)
Dans une récente édition de l’hebdomadaire « Bakehila »(dans la communauté), très en vogue parmi les ultra-orthodoxes, le rédacteur enchef a caviardé le visage des femmes juives qui figuraient sur l’une descélèbres photos témoignant de la déportation du ghetto de Varsovie. Ceci au nomdes règles de pudeur, dont la stricte observance, imposée aux femmes de cemilieu, s’est durcie ces dernières années au sein de ces communautés.
Suite à cette forme de censure, un tollé de critiques s’est exprimé dans lesréseaux sociaux, en particulier sur facebook.
Il aura eu l’avantage de permettre de prendre conscience de cette tradition derejet, dont Yad Vashem, le mémorial de la Shoah le plus célèbre au monde, alongtemps fait l’objet de la part des hommes en noir.
Il y a 9 ans de cela, éclatait un scandale : des représentants des communautésultra-orthodoxes réclamaient que les photos, sur lesquelles apparaissaient desfemmes juives dénudées se rendant dans les chambres à gaz, soient supprimées del’exposition permanente de Yad Vashem. Et il y deux mois encore, deux jeunesharédim ont été arrêtés, pour avoir saccagé le mémorial dédié aux communautésjuives d’Europe disparues dans la tourmente.
Ce ne sont que deux événements parmi de nombreux autres, qui mettent en exerguel’hostilité des communautés ultraorthodoxes à l’égard de Yad Vashem, qu’ilsconsidèrent comme un bastion du sionisme conquérant dont ils rejettent avecforce l’idéologie.
Néanmoins, il semblerait qu’une évolution soit en marche qui tende à infléchircette tendance et désamorcer ce conflit. Plusieurs facteurs sont à prendre encompte pour la comprendre : tout d’abord, de plus en plus de jeunes harédimquittent les yeshivot pour fréquenter des établissements scolaires où leur sontaussi dispensées des matières autres que religieuses. D’autres encore réduisentleur temps d’étude talmudique, pour consacrer davantage de temps aux matièresprofanes. Avec pour conséquence de favoriser leur intégration dans la vieactive.
Ils sont aussi de plus en plus nombreux à servir sous les drapeaux, dans dessections spéciales qui tiennent compte de leurs exigences religieuses. Cetteévolution dans leur mode de vie et leur intégration croissante dans la vieactive israélienne, les pousse à porter un regard neuf sur Yad Vashem, qui aperdu nombre de ses aspects menaçants aux yeux de ces étudiants et de leursrabbins.
La Shoah au programme
« Allez donc visiter Yad Vashem pendant les troissemaines », suggère même Moshé Levkowitz, un juif hassidique, à ses élèves deyeshiva, en congé scolaire pendant cette période du calendrier juif qui va du17 tamouz au 9 av, et commémore la destruction du Temple. Moshé Levkowitz estdirecteur d’un établissement pour enfants défavorisés du primaire, destiné àleur faire rattraper leur retard scolaire. Il concède que depuis ces 3 ou 4dernières années, des familles entières d’ultra-orthodoxes, ont visité YadVashem. « Leur nombre est d’ailleurs devenu tellement important qu’un circuitspécial a été mis en place à travers le musée, leur permettant d’éviter cesfameuses photos de femmes juives nues, photos qui les irritaient au plus hautpoint il n’y a encore pas si longtemps » ajoute-t-il.
Si visiter Yad Vashem à titre individuel ou en groupe est une chose, vouloirapprofondir ses connaissances sur l’histoire de la Shoah en est une autre. Etpourtant le virage est pris. De plus en plus d’enseignants appartenant à cettecommunauté bénéficient d’une formation dispensée par des professeursassermentés, membres permanents du musée.
« Les femmes au temps de la destruction » est notamment au programme. Cetteformation, régulièrement suivie par des enseignants ultra-orthodoxes au coursde ces trois dernières années, comprend différents modules, selon qu’ils sedestinent ensuite à l’enseigner à des élèves de Talmud Torah, équivalant auprimaire, ou à des élèves du secondaire, jusqu’à leur âge d’entrer en yeshiva.
Elle s’articule autour de trois cours distincts ; étude de la vie juive enPologne avant la destruction de ces communautés, étude du déclenchement de laseconde guerre mondiale, et étude des lois antisémites en vigueur durantl’occupation nazie, jusqu’à la déportation vers les camps de concentration.
Le programme oblige aussi à prendre connaissance de témoignages de survivants(soigneusement adaptés à ce public ciblé) et se termine par des exercices enclasse. Les visites guidées du musée de Yad Vashem s’imposent bien sûr à tousles participants, ainsi que des séminaires destinés au personnel enseignant.
Ce cursus a lieu une fois par an, pendant trois jours, au cours de la périodedes trois semaines précédant Tisha Beav. Au terme de ce programme qui met aussil’accent sur un sujet spécifique chaque année, tous les enseignants qui l’ontsuivi dans l’année en cours se retrouvent pour partager leur expérience.
Les pommes de la discorde
A Yad Vashem, Nava Weiss est à la tête du départementdédié à l’enseignement de la Shoah aux harédim. Appartenant ellemême à cettemouvance, Weiss confie que leur méfiance à l’égard de Yad Vashem se dissipe laplupart du temps sur le terrain. « La curiosité et le désir d’en apprendredavantage sur cette période de l’histoire de notre peuple ont raison de leurscraintes et de leur méfiance «, ajoute-elle.
La formation de Yad Vashem destinée aux enseignants du système éducatif harédiest dispensée dans tout le pays. Mais les séminaires annuels qui se tiennent àJérusalem rencontrent un vif succès et une fréquentation exponentielle. « Cen’est pas seulement en raison de la nature sioniste de l’institution, que lacommunauté harédite a initialement rejeté le musée de Yad Vashem », expliqueWeiss. « L’habitude dans l’établissement d’utiliser les termes de Shoah et deTekouma (Holocauste et Renaissance) heurte les sensibilités ultra-orthodoxes.Pour eux, la renaissance ne peut aucunement être liée à la Shoah, car cevocable, utilisé dans sa dimension laïque et politique, est associé à lacréation de l’Etat d’Israël », ajoute-t-elle.
« C’est inacceptable pour nos communautés. Mais les mentalités changent. Nonseulement les harédim antisionistes le sont de façon moins virulente qu’ils nel’étaient au moment de la création de l’Etat, mais le vivre ensemble au sein dela société israélienne dans sa diversité finit par porter son empreinte dans lesesprits. Un autre élément de discorde à l’origine de ce rejet de Yad Vashempendant une aussi longue période, a été la décision de la Knesset de commémorerle « Jour du Souvenir de la Shoah », le jour de la commémoration de la chute dughetto de Varsovie, et ce en plein mois de Nissan, période du calendrier juifpendant laquelle il est interdit aux juifs de pleurer.» Ces raisons portaientdavantage à conséquence à leurs yeux que l’affaire des photographiescontroversées, exhibant la nudité de femmes juives juste avant d’êtreassassinées.
Et bien que les dates de ces commémorations restent inchangées, c’estfinalement le désir d’information sur cette période de l’histoire qui l’aemporté, d’où la forte demande pour les séminaires et les cours que nous prodiguons», conclut Weiss.
Circuit spécia
Ce programme d’éducation spécialement adapté aux harédim, a étéconçu en marge du programme classique destiné aux membres du système éducatifisraélien général, proposé par l’institution depuis des années. Cet enseignements’intègre ensuite au programme de scolarité des garçons et des filles de tousles établissements scolaires du pays, y compris ceux des communautésultra-orthodoxes dans leur ensemble.
Compte tenu du niveau des hostilités qui régnaient entre la communautéultra-orthodoxe et l’institution de Yad Vashem pendant des années, c’est unchangement assez radical. « Les choses ont changé lentement mais sûrement »,assure Levkowitz. « Le fait qu’un chef de file harédi (Dudi Zilbershlag), unéditeur, ainsi qu’une personnalité publique ultra-orthodoxe, aient été invitésà rejoindre le conseil d’administration de Yad Vashem, a largement contribué aurapprochement. D’une certaine manière, cela a officialisé le processusd’évolution en cours dans les mentalités, et souligné que les choses avaientchangé, non seulement au sein de la communauté ultra-orthodoxe, mais aussi ausein de l’establishment israélien », souligne Levkowitz.
Selon d’autres sources émanant des courants ultraorthodoxes, le changement està mettre au crédit des deux parties. Le besoin croissant de connaissances surla catastrophe qui a frappé le peuple juif d’une part, conjugué à une plusgrande écoute du gouvernement et une volonté de comprendre les besoins de lacommunauté ultra-orthodoxe d’autre part, ont permis à l’institution de YadVashem de répondre de manière appropriée aux desiderata de ces communautés et àcelles-ci de répondre favorablement aux efforts faits pour les satisfaire.
La création d’un département consacré exclusivement à l’enseignement desharédim avec un programme adapté, et, bien sûr, la mise en place de classesséparées pour les enseignants masculins et féminins en témoignent. Même pourles visiteurs ultra-orthodoxes qui se rendent à Yad Vashem à titre individuel,un circuit spécial a été mis au point, qui contourne les photographiescontroversées de femmes nues dans les ghettos et les camps de concentration.
Moins antisionistes qu’avant 
Pour Shmuel Pappenheim, membre de la sectehassidique de Toldot Aharon, ces acquis semblent aujourd’hui couler de source.« Pendant longtemps, les harédim ont évité tout contact avec quelqueinstitution ou représentant de l’establishment sioniste que ce soit. D’autantplus qu’à Yad Vashem, un lien évident est fait entre Shoah et Tekouma : cecisignifie que la rédemption du peuple juif est vue à travers le prisme de lacréation de l’Etat », explique-t-il.
Mais il s’empresse d’ajouter : « Les choses ont changé aujourd’hui ; d’une partles harédim ne sont plus aussi antisionistes qu’ils ne l’étaient par le passé,mais il y a un besoin énorme de leur part de comprendre cette période etd’étudier son historiographie. » Pappenheim ajoute qu’aucune déclarationofficielle de la part de rabbins de cette communauté ultra-orthodoxe n’est àl’origine de ce changement. « Aucun rabbin influent n’a dit un jour que touteinterdiction de visite de Yad Vashem était levée. Cela s’est fait peu à peu, aufil du temps, lentement mais sûrement. Aujourd’hui plus rien ne s’oppose à cerapprochement. Ce qui prime, c’est l’étude de ce passé-là ».
Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples aux yeux de tous les membres dela communauté ultra-orthodoxe, et la normalisation avec les institutions del’Etat ou l’« establishment sioniste », comme on le nomme dans ces communautés,est loin d’être une réalité pour tous. « Yad Vashem fait partie de l’étatsioniste, et l’establishment sioniste n’est pas en accord avec notre sainteTorah », note un jeune étudiant de yeshiva harédi, qui souhaite garderl’anonymat. Et d’expliquer : « Tout ce qui est arrivé au peuple juif et n’estpas vu dans le cadre de la volonté de Dieu doit être considéré comme unehérésie ou un blasphème ».
La rédemption : l’oeuvre de la volonté divine 
Il existe un lieu dédié à lamémoire de la Shoah, édifié dans une perspective différente de celle de YadVashem. Il s’agit du tout premier musée consacré au sujet en Israël, créé en1948. Appelé « La Chambre de la Shoah » (Martef Hashoah), il se situe sur lemont Sion, dans la vieille ville.
Fondé par un membre officiel de l’Etat sioniste, le ministre du Culte del’époque, le rabbin Dr Samuel Zanvil Kahane, il diffère totalement de YadVashem, tant dans sa vocation que de par sa vision.
Là, aucune allusion à une quelconque rédemption grâce à la création d’un Etatlaïc n’est faite. Pas de sionisme rédempteur à l’oeuvre. Peu de temps après sacréation, sa gestion a été confiée à un groupe orthodoxe. Une yeshiva a étéfondée dans ses murs, la « Yeshiva de la Diaspora », dont les études mettentl’accent sur la repentance des Juifs. Ce musée se concentre exclusivement surla destruction.
La salle centrale ressemble à une grotte ou une tombe, en proie aux flammeséternelles. Elle est attenante à une cour et aux salles d’exposition. Sur lesmurs de la cour et de certaines des salles, sont fixées des pierres, pareillesà des pierres tombales, portant des inscriptions pour la plupart en yiddish, àla mémoire des communautés juives détruites pendant la Shoah. Beaucoup dejeunes étudiants de yeshiva, et pas seulement ceux qui étudient à la Yeshiva dela Diaspora, le visitent régulièrement et refusent toujours de se rendre à YadVashem.
« A Yad Vashem, ils pensent qu’une armée forte et un Etat sont des réponses àce qui est arrivé au peuple juif », ajoute cet étudiant harédi anonyme. « Nous,nous sommes fidèles à notre sainte Torah. Nous savons que notre rédemption nepeut être que l’oeuvre de la volonté de Dieu. Par conséquent, nous n’avons rienà faire à Yad Vashem. »