La guerre qui n’a pas eu lieu

Pendant la guerre de Kippour, des tensions entre flottes américaines et soviétiques agitent les eaux de la Méditerranée : une guerre mondiale est évitée de justesse. Episode 1 sur 3

La guerre qui n’a pas eu lieu 521 P17 (photo credit: Jérusalem Post archives)
La guerre qui n’a pas eu lieu 521 P17
(photo credit: Jérusalem Post archives)
C’est l’un des tragiques face à face de la guerre de Kippour qui oppose Israël aux pays arabes, mais il n’implique ni les Israéliens ni les Arabes. Alors que la plus grande bataille de chars depuis la Seconde Guerre mondiale a lieu dans le Golan et le Sinaï, en Méditerranée une autre pièce se joue : l’escadron soviétique méditerranéen et la Sixième Flotte américaine se font face dans les eaux et s’observent mutuellement dans les yeux, prêts à réagir au moindre signe d’hostilité.
Plus de 150 vaisseaux, dont 3 porte-avions et plus de 30 sous-marins, certains équipés d’ogives nucléaires, manoeuvrent les uns en face des autres tandis que les commandants ont le doigt sur la gâchette. Il s’agit de la plus vaste confrontation navale de la Guerre froide, bien plus grande que la crise des missiles à Cuba en 1962. Mais alors que le monde a les yeux tournés vers la terrible guerre israélo-arabe, la rencontre américano- soviétique passe peu ou prou inaperçue.
Lorsque la guerre de Kippour éclate le 5 octobre, les flottes des deux superpuissances sont éparpillées un peu partout au large de la Méditerranée, de l’Espagne à Chypre. C’est là que la Sixième Flotte américaine mouille depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en remplacement de la Marine royale britannique, alors force dominante dans la région.
Les Soviétiques n’établiront une présence navale régulière qu’après le milieu des années 1960, lorsque les Etats-Unis déploient des sous-marins équipés de missiles Polaris et d’ogives nucléaires capables d’atteindre Moscou et Leningrad. Ils ne possèdent pas pour autant de bases permanentes, mais ont recours à des ancrages flottants dans les eaux internationales, comprenant des cales sèches et des services de réparation. Ils ont également accès aux ports de leurs deux clients de pays : l’Egypte et la Syrie.
Guerre froide sous soleil méditerranéen 
En dehors de quelques incidents relevant de la politique de la canonnière, la principale mission des deux flottes est d’avoir l’oeil l’une sur l’autre. Les vaisseaux de guerre soviétiques gardent constamment la trace des porteavions de la Sixième Flotte, dont les appareils sont capables d’atteindre le sud de l’URSS. Les Américains surnomment ces navires “les commères”. Un autre groupe naval soviétique, constitué de 6 à 8 sous-marins, piste les sous-marins américains à missiles balistiques. Les autres bateaux soviétiques vont de croiseurs aux bâtiments amphibies.
La flotte américaine se concentre sur deux groupes aéronavals. En réponse aux commères soviétiques, les Américains surveillent continuellement par voie des airs les navires russes armés de missiles. Si des signes semblent clairement montrer un lancer de missiles imminent, les avions ont ordre d’attaquer. De plus, une flottée d’appareils sont maintenus sur les navires eux-mêmes afin de tirer sur les missiles que les Soviétiques pourraient lancer.
Les deux flottes se sont déjà mesurées l’une à l’autre en Méditerranée. Le plus sérieux incident a lieu durant Septembre noir en 1970, quand le roi Hussein décide d’agir contre des militants palestiniens en Jordanie. La Syrie, en soutien aux Palestiniens, avait envoyé des corps de chars au royaume hachémite. La Sixième Flotte avait, elle, déployé ses navires à l’est de la mer pour soutenir le roi. La flotte soviétique, qui était passée de 47 à 60 bâtiments au plus fort de la crise, voulait montrer qu’elle était préparée à la confrontation : elle avait déployé 7 navires équipés de missiles, ostensiblement prêts à être tirés.
En retour, les bateaux de guerre américains pistaient les vaisseaux soviétiques avec l’ordre de détruire les missiles en cas d’escalade, avant qu’ils ne puissent être lancés. En fin de compte, les Syriens ont battu en retraite après s’être vus opposés une résistance jordanienne. Et les deux flottes reprenaient alors leur distance.
Suite à leur absence de couverture aérienne, les Soviétiques décident d’adopter une doctrine tactique des plus extrêmes, appelée “la bataille de la première salve”. Cette stratégie est décrite dans un article de premier plan dans la Revue du collège de guerre navale américaine en 2004 par Lyle J. Goldstein et Yuri M. Zhukov, qui ont interrogé d’anciens officiers maritimes soviétiques et ont eu accès aux documents d’époque.
Dans un journal de bord cité dans cet article, le Capitaine Yevgeny V. Semenov, ancien chef d’état-major de l’escadron méditerranéen, résume la doctrine en un scénario catastrophe. L’objectif premier, explique-t-il, consistait à couler les porte-avions dès la première frappe, avant que les appareils ne puissent décoller. “Quitte à sacrifier tout l’arsenal : missiles, artillerie, torpilles, avions à réaction. Tout. Il est en effet peu probable que quelque chose (de la flotte soviétique) ne demeure après une attaque aérienne”, avait écrit Semenov. “Nous sommes des kamikazes”.
Evacuation des ressortissants 
Retour en 1973. Yom Kippour approchant, les Arabes informent Moscou de leur décision d’attaquer Israël deux jours avant l’offensive surprise. Le leader soviétique Léonid Brejnev envoie un message au président égyptien Anouar el-Sadate en lui promettant son soutien et en demandant la permission d’évacuer les civils soviétiques.
Au début de la guerre, l’escadron russe méditerranéen comprend 52 vaisseaux et 11 sous-marins, dont certains sont équipés d’ogives nucléaires. La Sixième Flotte américaine, commandée par le vice-amiral Daniel Murphy, dénombre 48 bateaux, dont les porte-avions Independence, alors en Grèce, et le Franklin D. Roosevelt, en Espagne, chacun accompagné d’escortes. Un autre bâtiment transporte des hélicoptères tandis que des vaisseaux amphibies abritent 2 000 Marines.
Pour les deux armées, les fusils ne sont plus l’arme principale. Les Américains, qui ont amassé une expérience considérable dans le Pacifique durant la Seconde Guerre mondiale, s’appuient sur la branche aérienne de leur flotte. Les Russes, n’ayant aucune chance d’égaler les porte-avions américains, ont développé des missiles mer-mer, d’une portée de plus de 400 kilomètres. Les deux flottes peuvent donc être fort éloignées l’une de l’autre et malgré tout lancer des offensives létales. Les 180 chasseurs font pencher l’avantage du côté américain, mais les missiles soviétiques, puissants et précis, font planer une menace mortelle sur les vaisseaux américains.
Alors que la guerre éclate, Murphy ordonne à l’Independence de rappeler tous ses hommes de permission et de se préparer à amarrer en 4 heures. Il veut également faire venir le Franklin D. Roosevelt, mais Washington hésite. L’état-major enjoint à Murphy de continuer les opérations de routine et d’éviter tout mouvement pouvant être interprété par les Russes et les Arabes comme une implication directe dans le conflit. La marine américaine met même un point d’honneur à annoncer qu’aucune de ses embarcations ne se trouve près de la zone embrasée.
Le ton change après la première nuit de combats. Murphy reçoit l’ordre de déployer l’Independence et son escorte au sud-est de la Crète. De là, le groupe naval pourra rejoindre rapidement le front si besoin, mais il reste toujours suffisamment loin pour éviter toute provocation ou des accidents tels que l’attaque du bateau de renseignements Liberty par l’aviation israélienne lors de la guerre des Six-Jours. Un troisième porte-avions, le John F. Kennedy, stationné au large de la mer du Nord, est rappelé près du détroit de Gibraltar, avec son escorte de 3 contre-torpilleurs, mais il demeure dans l’océan Atlantique dans l’attente de nouveaux ordres. L’équipage de la flotte révise les plans d’évacuation pour les citoyens américains dans la zone de conflit.
Selon les estimations, près de 60 000 ressortissants se trouvent dans la région, dont quelque 45 000 en Israël. Le plan se focalise sur l’évacuation de ceux qui se trouvent dans les pays arabes. Mais il devient vite évident que ce ne sont pas ces derniers qui courent le plus grand danger. A suivre...