L’amour d’un père

Pour le général de réserve Doron Almog, son fils, sévèrement handicapé, a été son « professeur de vie »

Doron Almog et son fils Eran (photo credit: DR)
Doron Almog et son fils Eran
(photo credit: DR)

Quand leur fils voit le jour en 1984, le major-général (de réserve) Doron Almog et sa femme, Didi, ne se posent même pas la question : il ne fait aucun doute qu’il portera le nom du frère d’Almog. Commandant de char pendant la guerre du Kippour, Eran Avrutsky est mort après avoir attendu une semaine d’être évacué de l’endroit où il avait été blessé au combat.

Eran le nouveau-né, espèrent ses parents, viendra compenser une vie fauchée tragiquement. Mais le sort en décide autrement. Le bébé naît avec un handicap profond : il lui manque des fibres pour connecter les deux moitiés de son cerveau. Il apprendra à marcher, mais pas à parler.
Almog est tout à fait déterminé à ne pas laisser celui qui porte le nom de son frère mourir sur le champ de bataille. Et malgré la responsabilité écrasante que
  représente le fait de devoir prendre soin de l’enfant pendant les 23 années de sa vie, Almog prend cette nouvelle mission à cœur, pour les enfants handicapés des autres également, à travers la présidence d’ALEH Néguev.

Un village de réadaptation dans le Néguev

Etablissement de soins médicaux et de réadaptation situé à l’ouest d’Ofakim, ALEH Néguev fait partie du plus grand réseau de résidences pour enfants souffrant de handicaps physiques et cognitifs sévères d’Israël. Contrairement aux autres centres ALEH à Jérusalem, Bnei Brak et Guédéra, l’installation dans le Néguev a toutefois été conçue pour les personnes de tous âges : le résident le plus âgé a 52 ans.

Eran a été la première personne à s’installer à ALEH Néguev lorsque sa construction a été achevée en janvier 2006. Après sa mort, un an et un mois plus tard, le nom de la résidence a été changé en ALEH Néguev-Nahalat Eran.
Avec une capacité de 250 lits, le village de réadaptation innovateur accueille aujourd’hui 140 patients, la plupart d’entre eux en foyers de résidence assistée et le
 reste dans une unité hospitalière. Environ 12 000 traitements ambulatoires sont également fournis chaque année.
Le complexe comprend un atelier de formation professionnelle, une piscine d’hydrothérapie, un mini-zoo, un parcours équestre, une clinique dentaire pour soins
 spéciaux et des jardins thérapeutiques. Les enfants d’âge préscolaire d’ALEH côtoient leurs pairs juifs et bédouins non handicapés des villes environnantes dans un jardin d’enfants intégré sur le campus.
Le coût des soins, chambre et pension est entièrement subventionné. Sur un budget annuel de fonctionnement de 30 millions de shekels, environ 80 % proviennent
 du gouvernement, et le reste de dons, de fondations et de partenaires stratégiques, dont le Fonds national juif américain.
Aux dires d’Almog, ALEH Néguev est encore en plein développement. « Nos prochains projets comptent un hôpital de réadaptation, un centre de recherche et
 d’éducation et un quartier résidentiel pour les 500 membres du personnel et d’autres familles de bonne volonté qui s’installeront dans le Néguev, sans nécessairement travailler dans notre village, mais susceptibles de se joindre à nos efforts. Nous avons besoin d’une bonne communauté voisine », explique le général à la retraite, dans une interview à ALEH Jérusalem.

Le sourire d’Eran

Les Almog avaient entendu parler du centre ALEH de Bnei Brak quand Eran était enfant. Ils ne pensaient pas, cependant, que ce serait une bonne solution pour lui, car ils ne sont pas religieux et habitent Rishon Letsion. Eran a donc vécu à la maison avec ses parents et sa sœur aînée, Nitsan, jusqu’à l’âge de 13 ans.

Doron Almog, vétéran de quatre guerres, de l’opération Entebbe et de l’opération Moïse, et à la tête du Commandement Sud de Tsahal de 2000 à 2003, attribue à sa femme et à sa belle-famille le mérite d’avoir assumé cette lourde charge. Mais il a toujours été un père extrêmement présent, dont l’une des tâches était d’accompagner Eran à ses rendez-vous pour ses fréquents traitements médicaux, car Didi ne pouvait pas supporter de voir son fils souffrir.
« C’était un travail colossal de tous les instants d’essayer de l’aider à progresser et de le faire sourire », souligne Almog. « Quand Eran a eu 13 ans, une assistante
 sociale nous a suggéré d’aller voir le nouveau centre ALEH à Guédéra. »
Yéhouda Marmorstein, le directeur général d’ALEH, a interviewé les Almog, et un mois plus tard Eran était accepté.
« Pour nous, c’était comme si notre fils était admis au Technion ou à Harvard », se souvient-il. Eran a passé neuf années heureuses à Guédéra. A la demande de
 Marmorstein, Almog collecte des fonds pour un nouveau bâtiment pour les patients ambulatoires. Celui-ci est baptisé Beit Eran, à la mémoire de l’oncle-soldat disparu.
Comme tous les enfants aux besoins spéciaux, les prestations éducatives d’Eran ont pris fin quand il a eu 21 ans. Plutôt que de chercher un centre d’hébergement ou
De le ramener à la maison, les Almog ont préféré laisser leur fils à l’intérieur du système ALEH, où ils savaient qu’il serait pris en charge quand eux-mêmes ne seraient plus là.
«Nous avons imaginé un village pour toute la durée de vie des enfants comme Eran, et nous avons commencé à poser les jalons en 2000 », explique Almog.
« Nous pensions qu’il nous survivrait et nous voulions garantir son avenir, que quelqu’un vienne l’embrasser tous les soirs et qu’il soit entouré d’amour. »

Une source d’inspiration

ALEH Néguev, le seul établissement du genre en Israël, occupe 10 hectares de terrain, alloués par l’administration foncière israélienne, tandis que le projet lui-même est supervisé par l’Autorité pour le développement du Sud. Le Premier ministre Ariel Sharon a pris la parole lors de l’inauguration en juin 2003, le maître de cérémonie n’étant autre que le très médiatique Yaïr Lapid. Eran y arrive deux ans et demi plus tard. « Les premières semaines, nous l’avons ramené à la maison presque tous les soirs afin que la transition se fasse en douceur », se souvient Almog. On le voit dans une vidéo promotionnelle s’occuper de son fils avec amour dans la piscine d’hydrothérapie. « Au bout d’un moment, il n’a plus voulu monter dans ma voiture. Il refusait de quitter ses amis du village. »

ALEH Néguev compte environ 150 bénévoles, dont les étudiants des établissements secondaires locaux et les employés des industries de la région, notamment le centre nucléaire de Dimona. Chaque semaine, le centre reçoit la visite d’officiers de Tsahal et de commandants de bataillon, ainsi que des bus remplis de touristes étrangers.
Plus étonnant encore, une quarantaine de prisonniers sont escortés à ALEH Néguev pour quelques heures de bénévolat individuel avec les patients.
Selon Almog, cette expérience touche profondément les criminels. « Ils réalisent qu’ils ont triché ou trompé les gens, se sont fait prendre et condamnés, tandis que
 les âmes pures d’ALEH n’ont jamais fait de mal à personne, mais sont prisonnières d’un corps qui leur tient lieu de geôle. Aider ces âmes pures leur permet de faire une sorte de tikoun (réparation). »
En 2011, ce programme s’est vu décerner le prix de la gestion et de la réinsertion des délinquants des services pénitentiaires israéliens par l’Association
 correctionnelle et pénitentiaire internationale.
« ALEH Néguev est, avant tout, un modèle d’inspiration qui apprend comment traiter les autres », affirme Almog. « Je crois fortement qu’il contribue à rendre la
 société israélienne meilleure. »
En raison de son expérience avec le personnel et les patients bédouins de l’établissement, le Premier ministre Binyamin Netanyahou a demandé à Almog, il y a deux
ans, de diriger le Centre de développement économique et communautaire des Bédouins du Néguev.
« Le Néguev compte environ 210 000 Bédouins », explique t-il. « Nous essayons d’améliorer leur niveau de vie, afin de maximiser leur potentiel humain, en
 partenariat avec les protagonistes. C’est un problème énorme et complexe sur le plan émotionnel, pour les Juifs comme pour les Bédouins. »

Pour un monde meilleur

Almog souligne que son action humanitaire lui a été inspirée par son défunt fils, qu’il appelle son « professeur ».

« La première leçon qu’il m’a apprise, c’est l’amour. Jusque-là, je pensais que l’amour c’était d’être attiré par une femme. Mais en réalité, c’est un engagement, un engagement envers quelqu’un qui dépend entièrement de notre force et de notre santé, de notre bonne volonté et de nos gestes quotidiens », déclare l’ancien officier.
« La deuxième leçon a à voir avec l’ego. Lorsque l’on est fier de son enfant, on est en fait vraiment fier de soi. Quand on a un enfant gravement handicapé, c’est
 comme un rêve qui se brise pour le père et la mère, avec un fort sentiment de honte. La honte et la fierté ont la même source. »
Lui et sa femme ont eu, au tout début, une longue discussion sur comment et s’il fallait continuer, et ont finalement choisi la vie.
Almog désigne une photo d’Eran le jour de la fête de l’Indépendance en 2006. Il sourit et brandit un drapeau israélien.
« Cette image d’Eran qui sourit avec le drapeau montre comment Didi et moi avons remodelé nos vies et nos attentes. Nous avions notre fille aînée, Nitsan, et nos
 familles. Il nous a fallu aborder de front la question de savoir comment continuer à gérer nos vies et agir pour les enfants comme notre fils, qui ne peuvent même pas dire « merci » ou « s’il te plaît change-moi ma couche ».
Sur la photo, Eran tient également une cassette vidéo. Son père explique qu’il s’agit de Dig Dig Dog, un programme israélien pour enfants qu’Eran a regardé de
 façon obsessive pendant des années.
Après la mort de son fils, moins d’un an après la prise de cette photo, ironiquement d’une maladie rare et sans rapport appelée la maladie de Castleman, personne
 n’aurait blâmé Almog s’il avait voulu laisser tomber ALEH. Mais il ne l’a pas fait.
«Je ressentais au fond de moi quelle aurait été la réaction d’Eran. Il nous aurait dit : “Il y a encore beaucoup d’enfants comme moi, alors, s’il vous plaît, prenez les
 devants et continuez à construire le village pour eux”. »
La sœur d’Eran a également entendu cet appel. Elle a obtenu un doctorat sur les handicapés et donne aujourd’hui des conférences sur le sujet à l’université Bar-Ilan.

Elle travaille par ailleurs avec une fondation pour handicapés, en plus d’élever ses trois enfants avec son mari, confiné dans un fauteuil roulant suite à un accident de vélo.

« Pourquoi Dieu a-t-il fait naître des enfants comme Eran dans cet univers ? » se demande Almog. « La seule réponse que je peux donner : c’est pour nous, les gens normaux, afin de nous aider à construire un monde meilleur pour ceux qui ne peuvent se prendre en charge tout seuls.
ALEH Néguev est à la fois un lieu de vie de première classe pour cette population et une réflexion sur le tikoun olam (la réparation du monde) menée par de
 nombreux intervenants impliqués dans le projet. » 

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