Le blues des medias

Les grands journaux israéliens sont menacés par une crise sans précédent. Les enjeux en clair.

2410JFR18 521 (photo credit: Reuters)
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La presse israélienne est en crise. Ses principaux organes éliminent les emplois à tour de bras, comme autant de feuilles mortes en automne. Le journal Haaretz (65 000 exemplaires diffusés chaque jour) en a fait les frais. Le quotidien de gauche, équivalent israélien du New York Times américain, et plus fervent critique de la politique du Premier ministre Binyamin Netanyahou, s’est mesuré à une grève de ses employés le 3 octobre dernier.
Maariv, troisième quotidien le plus lu du pays (derrière Israël Hayom et Yediot Aharonot) avec 160 000 exemplaires par jour, connaît lui aussi une grave crise financière. Le propriétaire actuel, l’homme d’affaires Nochi Danker, en pleine banqueroute, avait accepté de revendre le journal à Shlomo Ben-Tzvi, propriétaire du titre de droite Makor Rishon et habitant d’implantation, en septembre dernier pour 85 millions de shekels. Mais l’accord, qui prévoyait la suppression de 1 600 des 2 000 emplois du Maariv, a suscité une violente opposition du personnel. Ils ont été des centaines à défiler dans les rues de Tel-Aviv à la miseptembre, bloquant les routes et brûlant des pneus. Début octobre, la direction a donc décidé d’offrir aux employés la possibilité de racheter le journal euxmêmes.
L’affaire est toujours en cours.
Côté Haaretz, une manifestation de deux heures a été suivie par une journée entière de grève le 3 octobre : les éditions papier ainsi que le site Internet sont restés paralysés ce jour-là. Avec un cri de ralliement : “Il n’y a pas de journal sans journalistes”.
La plus vieille publication d’Israël, née il y a 94 ans, connaît des problèmes de trésorerie depuis maintenant des années. Ce qui a obligé son propriétaire, Amos Schocken, à vendre des parts de l’entreprise.
Autre média israélien dans la tourmente : Aroutz 10. La seconde des deux chaînes télévisées privées, fondée il y a 8 ans, est au bord de la faillite avec 11 millions de dollars de dettes. L’homme d’affaires américain Ron Lauder semble prêt à sauver la chaîne malade, mais la solution pourrait s’avérer temporaire.
Longtemps quotidien le plus lu du pays, Yediot Aharonot n’échappe pas non plus au phénomène. Le journal s’apprête à prendre des mesures radicales, y compris le licenciement de dizaines de journalistes dont certains correspondants et éditorialistes les plus anciens.
Beaucoup de journalistes en viennent donc à craindre pour leurs postes. Une inquiétude longtemps étrangère à la profession qui a vécu un bel âge d’or, où le travail des médias était sacré et l’emploi ne manquait pas.
Petit journal devenu grand 
Les choses ont bel et bien changé : le chaos va crescendo. Il est en partie dû à la révolution numérique qui a fait migrer les lecteurs, en particulier les jeunes, vers les sites d’informations en ligne. L’autre facteur est le succès surprise du tabloïd gratuit Israël Hayom (Israël aujourd’hui).
Fondé par le milliardaire juif américain et magnat des casinos Sheldon Adelson, le journal est aujourd’hui distribué à 375 000 exemplaires par jour. Bien qu’il s’en défende catégoriquement, Israël Hayom est sans conteste à droite et pro- Netanyahou.
En 2009, Adelson affirmait : “J’ai fondé le journal pour donner aux Israéliens un point de vue équitable et équilibré des nouvelles et des opinions. C’est tout. Ce n’est pas un “Bibi-ton” (jeu de mots formé à partir du mot iton en hébreu pour journal et du surnom de Binyamin Netanyahou).
Basé sur ce qui semblait être un modèle économique suicidaire, Israël Hayom a réussi l’exploit qui fait rêver ses concurrents. Jusqu’en 2007, date de fondation du journal, les publications gratuites étaient distribuées à l’entrée des supermarchés, dans les gares et les coins de rue. Elles étaient surtout régulièrement jetées à la poubelle.
Pourtant Israël Hayom est aujourd’hui numéro un de la distribution : un succès incontestable. Adelson, dont la fortune est estimée à 7 milliards de dollars, a injecté 70 millions dans le gratuit. Les distributeurs en veste rouge, qui tendent le journal aux passants, font désormais partie intégrante du paysage. Vendant des espaces publicitaires à perte et se servant largement dans les poches d’Adelson, Israël Hayom met à mal la viabilité économique des autres grands journaux. Et n’a pas l’intention de s’en excuser. “Les lecteurs nous préférèrent et nous les en remercions”, a récemment déclaré la direction du gratuit dans un communiqué.
Pour Steve Leibowitz, directeur du département de l’information en anglais de l’Autorité de l’audiovisuel en Israël, le plus dangereux pour Maariv et Yediot Aharonot reste le professionnalisme dont fait preuve Israël Hayom : “Il y a étonnamment beaucoup de choses à lire”, souligne-t-il. “Et c’est de qualité. Ils ont de très bons journalistes à bord”.
Internet, plus pratique 
Les plus petites rédactions israéliennes, en langues étrangères notamment, sentent également le vent tourner. Mais, dotées d’équipes plus réduites, elles ont moins besoin que les grands journaux d’opérer de grandes coupes.
Selon certains, la presse écrite devrait disparaître à moyen terme. “On pense que les journaux papier n’existeront plus dans 50 ans”, explique le professeur Yoel Cohen, de l’école de communication à l’Université d’Ariel en Judée et Samarie.
Pour une récente étude, des Israéliens de 25 à 34 devaient dire s’ils pourraient, ou non, se passer des journaux. Une saisissante majorité, 71 %, a répondu oui.
Israël Hayom n’est pas le seul à blâmer : l’âge numérique joue indiscutablement un rôle dans les difficultés rencontrées par les médias. Guadi Wolfsfeld, professeur de communication politique au Centre interdisciplinaire d’Herzliya, commente : “Il n’y a pas d’avantage inhérent à une édition papier désormais. Le journal n’est pas autant mis à jour qu’un site, et propose donc une information moins actualisée ; c’est moins pratique car il faut sortir l’acheter ou le récupérer dans sa boîte aux lettres le matin. En ligne, vous avez un large choix d’éditions que vous pouvez parcourir à tout moment. C’est ce que les gens veulent aujourd’hui. En particulier les jeunes”.
Leibowitz surenchérit : “Les sites Internet vont devenir la norme. Je suis moi-même très heureux de lire en ligne.
Il n’y a plus de raison d’acheter une édition imprimée. Mon fils va sur Internet et consulte quatre sites d’actualité.
Il n’ouvre plus le journal”.
Cohen met en garde néanmoins : les sites d’informations ne sont pas aussi viables qu’ils en ont l’air. “La publicité - qui constitue 90 % des revenus des journaux israéliens - préfère désormais Internet parce que les annonceurs veulent atteindre les jeunes cibles”, explique-t-il, “mais la majorité est dépensée sur les sites autres que d’actualité.
Les journaux en ligne vont devoir se battre pour les sponsors”.
Bien avant Internet et Israël Hayom, les lecteurs israéliens s’informaient par le journal du matin Haaretz, puis l’aprèsmidi avec Yediot Aharonot et Maariv. A 21 heures, c’était au tour du journal télévisé unique, délivré par Aroutz 1. Dans les années 1950 et 1960, Maariv caracolait en tête des ventes. Avant d’être dépassé par Yediot à l’aube des années 1970. 20 ans plus tard, comme partout ailleurs dans le monde occidental, Internet arrive et les abonnements aux quotidiens ainsi que les revenus générés par la publicité commencent à s’en ressentir.
La crise des médias gagnant en intensité, un nouveau débat surgit sur la nécessité ou non d’une intervention gouvernementale.
Selon Netanyahou, la question d’intervenir pour sauver les emplois des journalistes est plutôt complexe, comme il l’a expliqué récemment au magazine économique Globes : “D’un côté, on me demande de laisser les médias tranquilles, de l’autre, on me demande d’intervenir pour sauver tel ou tel journal”.
Mais il semble bien qu’un Etat contraint à des mesures d’austérité tous azimuts n’interviendra pas là où les magnats de la presse ont échoué.