L’esprit du droit

Il ne suffit pas d’étudier et de se remplir la tête de Talmud et de responsas, il faut également appliquer les principes de base de respect envers autrui

l`esprit du droit (photo credit: Reuters)
l`esprit du droit
(photo credit: Reuters)

Après le sommet spirituel atteint par Israël au Sinaï, aprèsl’extraordinaire révélation de Dieu à un peuple tout entier rassemblé en unmême lieu et uni dans un seul et même élan mystique. Après la rencontre de Dieuavec Son peuple dans une intimité exceptionnelle. Après la consécrationd’Israël à l’instar d’une jeune mariée sous le dais nuptial. Voici que Dieu varentrer dans les détails les plus infimes de Sa relation avec Israël en luidonnant Son code de lois. Après les Dix Paroles qui préfigurent la Torah toutentière, Dieu va révéler les détails de Sa Loi dans les rapports qui régissentles hommes dans une société idéale nouvelle, où le faible n’est pas le rebutmais, au contraire, possède ses droits et sa dignité.

Pourtant, contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’une chutevertigineuse du sommet vers le pied du Sinaï. Non, il s’agit plutôt d’une doctrine nouvelle qui a vocation de toujoursregarder vers le haut tout en assumant ses devoirs, en bas. Il est facile etexaltant de se montrer scrupuleux dans l’observance des Dix Paroles, révéléesen grande pompe dans une théophanie impressionnante, mais il est bien moinsfacile de se montrer aussi scrupuleux vis-à-vis des lois pratiques, pénales,celles que l’on peut piétiner allègrement parce qu’elles sont contraignantesdans leur quotidienneté.
De l’importance du secondaire

La Torah étant un ensemble de lois cohérent etentier, ses aspects les plus secondaires ou banals, en apparence, décidentparfois de la solidité et de la pérennité de tout le système. Ne perdons jamaisde vue que la Torah est d’origine divine et qu’à ce titre, elle n’est soumise àaucune considération mesquine ou mercantile, à aucune motivation partisane oudémagogique qui est souvent le lot des lois humaines dans nos sociétésorganisées et policées : elle n’a d’autre objectif que de bonifier l’homme etde le mener à se surpasser, à dompter ses tendances naturelles dans soncomportement quotidien vis-à-vis d’autrui.

C’est le sens que l’on donne au premier mot de notre parasha, le pronomdémonstratif introduit par la conjonction de coordination : véélé, le vav “et”ajoute ce qui suit à ce qui précède (cf. Rachi) ; en d’autres termes, lesrègles qui vont suivre doivent être appréhendées et appliquées avec la même attentionet les mêmes scrupules que ceux nécessaires pour les Dix Paroles qui ontprécédé.
Rachi ajoute une précision importante : la succession des deux législations,celle concernant la construction de l’autel des sacrifices, en fin de parachatYitro, et celle des lois “civiles” de cette parasha, nous apprend précisémentcette équivalence : à l’endroit de l’autel, tu devras réunir la haute Cour dejustice, le Sanhédrin, dans une haute salle du Temple qu’on nommait “l’Aile del’angle” parce qu’elle était édifiée avec des pierres de taille massives,celles-là mêmes qui servaient aussi à la construction de l’autel.
La proximité de celui-ci avec la salle d’audience du Sanhédrin témoignait del’équivalence de la sainteté de l’autel et de la Cour suprême qui rendait justice.
L’allusion est ici évidente : la loi d’Israël n’est pas seulement un Code dedroit civil ou pénal, comme il y en a dans toutes les sociétés civilisées, elleest aussi et surtout une discipline d’esprit et un mode de vie qui placel’homme au centre du monde qu’il a vocation de transcender.
Le service sacrificiel, appelé avoda dans la Mishna, est à proximité immédiatedu lieu du rendu de la justice ; il y a donc équivalence entre le culte rendu àDieu et la justice rendue par les hommes pour les hommes. La Torah n’est pas“dans les cieux” (Dévarim XXX v.12), elle ne reste pas dans les hauteursdépouillées du Sinaï, enfermée dans les Dix Paroles, entre ciel et terre, convoitée par lesanges et acceptée par Israël. Elle descend du Sinaï pour se mettre au niveau dupeuple, pour légiférer et réglementer les droits et devoirs des uns et desautres, les uns envers les autres, en commençant par celui qui est placé audernier niveau de la société, l’esclave, le moins que rien envers lequel il y aautant de droits que de devoirs, comme celui de lui assurer le gîte et lecouvert.
Le faible affaibli

Mais pourquoi commencer le Code des lois par la législationconcernant l’esclave qui n’est même pas tenu d’accomplir les mitsvot parce queprivé de liberté ? En effet, cette seule caractéristique le place en dehors del’ensemble du peuple qui a dédié volontairement sa liberté à Dieu en acceptantde se soumettre à la Torah ; alors pourquoi cette surprenante priorité qui luiest accordée ? Parce qu’il est souvent bien plus aisé de faire montre depouvoir et d’autorité envers les faibles et les parias de la société, plutôtqu’envers ceux qui jouissent de tous leurs droits.

Qui prend la défense du pauvre ou de l’esclave face au riche et au maîtrearrogant et puissant ? C’est la Torah qui s’en soucie et qui donne la missionprimordiale aux juges de faire preuve de l’équité et de l’impartialiténécessaires. Le mot mishpat est toujours accolé à celui de tsedaka : droit etjustice sont indissociables dans la tradition juive, ce qui est loin d’être lecas de tous les codes de lois étrangers. En effet, un juge peut très biendormir, la conscience tranquille, après avoir appliqué la loi stipulée dans soncode pénal, alors que cette même loi peut parfaitement être injuste, voireinique, dans son esprit et pas dans sa lettre.
La Torah ne demande pas aux juges d’appliquer scrupuleusement la loi parcequ’elle est consignée dans un code, elle leur demande de la comprendre dans sonesprit et de l’instaurer à travers sa dimension de justice.
De plus, et ce point est essentiel, les lois de la Torah ne ressemblent pas àcelles des hommes dans leurs codes : elles relèvent avant tout de principes dejustice, la vraie, de Dieu.
Cette justice selon la Torah prend alors une tout autre dimension. Elle n’estpas la justice de l’homme pour l’homme, mais la justice de Dieu pour l’homme,appliquée avec mesure et équité, dans l’esprit du droit qui en constitue lefondement.
Ne pas abuser de sa situation

Une conception semblable se retrouve dans lesversets qui se rapportent au pauvre et à l’indigent (XXII v. 24). Lorsque ton frère pauvre sera dans l’obligation d’emprunter de ta part, ne luimontre aucun signe de supériorité ou d’abus de sa situation, ne lui prends pasen gage ses objets personnels indispensables : serait-ce là de la simple moraleou de la justice ? Le mot tsedaka comporte la tsedek, car donner ou agir enversl’indigent selon des principes d’éthique n’est que justice. Mieux encore : ilte donne l’occasion d’appliquer ces règles fondamentales de toute sociétééquitable qui se respecte.

Ces règles de société sont plus des valeurs que des lois civiles. Elles sontcensées être appliquées dans notre société, surtout aujourd’hui, ici en Israël,à une époque si troublée, si bouleversée par des crises à l’échelle du monde.On devrait se souvenir de la justice sociale et l’appliquer, dans sa lettrecomme dans son esprit, afin de redonner à l’homme sa place véritable, dansl’honneur et la dignité. Point n’est besoin d’attendre des manifestations demasses, des protestations sociales, pour se soucier de l’autre, du travailleurqui peine sous sa charge de travail pour un salaire de misère.
Finalement, le grand mérite de la Torah et de notre parasha, en particulier,c’est de redonner la dignité à chacun ; si l’égalité d’Israël a été consacréelors du don de la Torah au Sinaï, envers laquelle il n’y a ni favorisés niprivilégiés, il doit en être de même pour les conditions de vie au sein denotre société. L’égalité entre les hommes, la considération des droits dufaible (l’esclave hébreu ne le devient que parce qu’il n’a pu rembourser sesdettes, faute de moyens), le respect des biens d’autrui, la même justice pour lespauvres comme pour les riches, c’est tout cela qui fonde une société équitable,solide et pérenne.
C’est à travers son comportement envers son semblable, que l’homme ajuste sarelation avec Dieu ; pas l’inverse. Le Traité des Pères a cet enseignement brillant : “Si tu as appris la Torah,n’en tire pas gloire !” (Chap 2 m. 8).
Ce n’est pas tout d’étudier et de se remplir la tête de Talmud et de responsas,il faut aussi appliquer les principes de base de respect envers autrui,appliquer la justice et l’équité, la générosité et la tolérance, au quotidien.C’est à l’épreuve de la réalité de la rue que l’on jugera alors celui qui s’estretiré pour se consacrer à l’étude.
La Torah a cette vocation de nous mener vers cette société idéale que nousvoudrions tant voir instaurer dans notre pays, pour peu que nous sachionsl’apprendre intelligemment.