L’ombre de Tegart plane sur les campagnes israéliennes

Sir Charles Tegart a construit pas moins de 62 forts à travers la Palestine mandataire.

Tegart (photo credit: Seth J. Frantzman)
Tegart
(photo credit: Seth J. Frantzman)
Beaucoup d’entre eux sont devenus des hauts lieux de l’histoire du pays Texte et photos : Seth J. Frantzman ‘Mes genoux s’écorchaient sur les rochers alors que j’avançais le long de la première terrasse derrière la ravine, mais je parvins d’une façon où d’une autre à continuer à progresser en rampant jusqu’à ce que j’atteigne le mur de la deuxième terrasse. Là, je m’arrêtai pour reprendre mon souffle. Mon pantalon dégoulinait de sang, et je savais qu’il n’y avait pas moyen que je parvienne à me hisser sur cette seconde terrasse... Je luttais encore quelques mètres encore avant de m’arrêter, pantelant, et je vis alors grimpant la pente sur ma gauche un des garçons de mon unité.”
L’auteur de ces lignes, comme beaucoup d’Israéliens de sa génération, a connu le traumatisme des batailles de Latroun en 1948. Un traumatisme durable, sur lequel revient à plusieurs reprises Ariel Sharon dans son autobiographie Guerrier, d’où cette citation est tirée. Beaucoup sont des survivants de la Shoah, à peine revenus des camps, qui tomberont pour l’Indépendance d’Israël au cours de la furie des combats.
Latroun se situe sur la route de Jérusalem, sur la première ligne de collines qui émergent de la plaine côtière, à environ 32 kilomètres au sud-est de Tel-Aviv. Une étape traditionnelle depuis l’époque des croisades pour les voyageurs entre Jaffa et Jérusalem.
Aujourd’hui son bâtiment le plus connu demeure la forteresse de police, devenu un musée du corps des blindés.
Pendant la guerre d’Indépendance, le fort constituait le QG de la Légion arabe jordanienne, chargée de garder l’accès à la Jérusalem assiégée de 1948. Une position stratégique que l’armée israélienne voulait récupérer à tout prix. La bataille pour Latroun lui coûtera 500 vies ou blessés au cours de diverses attaques.
Le fort de police, petit et carré, n’est pas une structure unique en son genre. Il faisait partie dans les années 1940 d’un vaste réseau de fortins, un projet entrepris alors par les Britanniques. Ce sont les forts Tegart, du nom de l’expert qui a poussé à leur construction. Aujourd’hui, ceux qui demeurent font office de prisons, stations de police, mémoriaux ou points de repère à travers Israël et les territoires palestiniens.
Et constituent un des aspects les plus fascinants, mais sans doute les plus méconnus du paysage de la région.
Au service de la police
“Où que vous alliez, vous voyez un fort Tegart. Et personne n’est fichu de vous donner le moindre renseignement dessus,” s’agace Gad Kroizer, du département d’archéologie et d’études de la terre d’Israël à l’université Bar-Ilan. Kroizer, né à Jérusalem en 1951, a servi dans les unités de combattants de Tsahal. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat consacrée à la sécurité intérieure et à la police.
“J’ai commencé à me renseigner sur ces forts et suis tombé sur le nom de Sir Charles Tegart.
Je me suis alors intéressé non pas tant à lui qu’au monde dans lequel il vivait, comment il est arrivé en Palestine, comment il en est venu à travailler dans le domaine de la sécurité intérieure. J’ai également regardé du côté de l’Inde où il avait auparavant officié.”
Charles Tegart, fils d’un ecclésiastique anglican, est né en Irlande en 1881. A l’âge de 19 ans seulement, il est nommé à la tête du département de l’inspection à Calcutta, au coeur du joyau indien de la couronne britannique. Selon Georgina Sinclair, associée de recherche à l’Open University de Grande- Bretagne et experte dans la police internationale : “A son arrivée en Palestine, Tegart a rejeté le poste de commissaire de police. Il est devenu une sorte de ‘conseiller mobile pour la police’, c’est-à-dire un officier haut-placé chargé d’inspecter une gendarmerie dans un ‘point chaud’ de l’empire. Tegart, qui avait une expérience incroyable de la police en Inde, est vite devenu un expert écouté en terme de gestion de la violence politique. Son intérêt principal était la collecte du renseignement.”
Rendre à Tegart ce qui appartient à Tegart
Sinclair et Kroizer, tous deux experts de la police britannique en Palestine mandataire, expliquent que l’arrivée de Sir Tegart a représenté un tournant. Il est nommé à un moment où les forces britanniques doivent faire face à une importante rébellion rurale de la part des Arabes palestiniens. Au cours de son séjour en Palestine, les forces de police vont tripler, passant de 1 000 à 3 000, et le budget sécurité quadrupler de 840 000 à 3 500 000 lires.
Il formule ses premières recommandations en 1938, quand 94 policiers trouvent la mort au cours de l’année, victimes de gangs arabes, contre 19 seulement l’année précédente.
Ironie de l’histoire, le temps que le projet soit approuvé par le gouvernement britannique et mis en vigueur, la grande révolte arabe était déjà matée par les moyens usuels.
“Le réseau de forts n’a joué aucun rôle au cours de la révolte. Quand on parle de Tegart, il faut distinguer deux projets. Le premier est la barrière nord, construite en mai 1938 le long de la frontière libanaise pour couper le trafic d’armes sur lequel fermaient les yeux les autorités françaises. Par la suite seulement a été établi le réseau de forts dans les années 1940-1941, d’une structure différente de celle de la barrière nord,” explique Kroizer.
Au total, il existe six modèles de forts, construits en trois phases. Tout d’abord, cinq forts à proximité du Liban, dont le plus important est celui de Nebi Yousha, qui domine la vallée de la Houla. Puis Tegart a accéléré le processus, avec la construction de 62 forts à travers toute la Palestine. Selon Sinclair, ces bâtiments ont d’abord été attribués au directeur du département de travaux publics plutôt qu’à Tegart.
“Au début on les appelait les bâtiments Wilson Brown. Mais ce nom n’est pas resté parce que Tegart faisait partie des cercles politiques, avait son fan-club et la correspondance officielle a donc rapidement adopté son nom.”
The Palestine Post, l’ancêtre du Jerusalem Post, fait référence pour la première fois aux “bâtiments Tegart” dans un article du 9 juin 1941 décrivant le transfert de l’unité de police d’Acre dans un fort “nommé en l’honneur du père de l’idée des grands forts défendables, Sir Charles Tegart. Le bâtiment pourra fournir plus de possibilités pour le personnel du gouvernement que nulle part à ailleurs.”
La Moukata, comme en ‘40
L’essentiel des forts se situe en deçà de ce qui va devenir en 1948 la Ligne verte.
Ce qui n’est pas surprenant, étant donné que les cibles de la grande révolte arabe étaient les postes de police britanniques et les communautés juives, qui résidaient pour l’essentiel dans la plaine côtière.
33 des fortins se situent donc dans cette zone. De façon générale ils étaient installés à proximité des villes, afin de contrôler non seulement les environs mais aussi les carrefours de communication. Les forts des villes arabes de Naplouse, Hébron et Gaza étaient immenses, capables d’héberger toutes les forces de police du district ainsi que les employés publics. Ils faisaient à coup sûr partie des plus gros édifices de toute la région à l’époque et conservent donc pour beaucoup des fonctions similaires à leur but initial.
C’est le cas de la Moukata à Ramallah, que l’Autorité palestinienne et ses services de sécurité utilisent de la même manière que leurs prédécesseurs britanniques dans les années 1940. Idem pour les forts Tegart de Kalkilya, Toulkarem, Jénine, Naplouse ou Jéricho.
Le réseau a tenu un rôle crucial au cours de la guerre d’Indépendance. A partir de décembre 1947, les forces britanniques et leurs auxiliaires arabes commencent à se retirer au profit de policiers juifs, assurant la sécurité pour le compte du gouvernement britannique. Ainsi, le 18 avril suivant, à un mois de la déclaration d’Indépendance, le Palestine Post rapportait : “Les forces de police juives se sont installées dans la forteresse Tegart de Katra, à 8 kilomètres au sud-ouest de Rehovot.”
Plus tard au cours des hostilités, le 10 novembre, un journaliste décrit la grande joie de la population juive locale après que “la forteresse de Tegart de Iraq El Soueidan, à 15 km à l’est de Majdal [Ashdod] soit tombée dans des mains israéliennes qui y font flotter l’étoile de David, après que le commandant de la garnison égyptienne ait été capturé.”Un des derniers forts pris par les forces israéliennes en juin 1949, Metoula avait été abandonné par les Britanniques en 1941 qui craignaient une invasion française venue de Syrie. Dès les années 1950, la presse rapporte que plusieurs forts, notamment ceux de Ramlé et de Tel Mond, sont sur le point d’être reconvertis en prison. D’autres joueront un rôle lors de la longue série d’escarmouches aux frontières jordanienne et égyptienne qui ont marqué les années 1950. Après 1967, lorsque des Juifs créeront l’implantation de Nevé Tzouf sur une terre nouvellement conquise, ils commenceront par s’installer dans le fort Tegart local. Enfin, dans les années 1980, le fort de Katra (à proximité de Guedera) servira à abriter temporairement les premiers immigrants éthiopiens.
Comme des châteaux croisés
Tal Ben-Noun Glass, directrice régionale de la société de préservation des sites du patrimoine israélien, est une passionnée : “Je suis responsable de la préservation des bâtiments historiques dans la région centre, de Hadera à Guedera. Fondamentalement, je vois les Tegarts de la même façon que les châteaux croisés. Dans les deux cas, nous avons à faire à une série de bâtiments qui représentent un moment particulier de l’histoire de ce pays et un concept de la sécurité remise au goût du jour par les Britanniques après la révolte arabe. Et ils font toujours partie du paysage aujourd’hui, la plupart d’entre eux ont été préservés, notamment par leur usage continu. C’est beau quand ces vestiges du passé maintiennent une utilité.”
Mais pour elle, qui conseille le gouvernement dans ses projets de mise en valeur du patrimoine historique, la préservation de ces forts reste menacée par le manque de ressources de prise de conscience de leur valeur : “Nous manquons d’argent pour entretenir ceux qui sont à l’abandon, notamment à Guesher, Abou Gosh et Guedera.”
Les Tegarts intéressent également depuis longtemps Avi Margolin, guide touristique professionnel. “Etudiant en histoire d’Israël, je trouve le système Tegart très intéressant du fait de son lien à la guerre de 1948 et de son importance dans notre paysage jusqu’aujourd’hui. J’écris une thèse sur ces forts, et le parallèle avec le modus operandi de Tsahal dans les territoires palestiniens est frappant.”
Les fortins pourraient-ils se transformer en poule aux oeufs d’or touristique ? Il répond : “Les groupes et les familles aiment se rendre à Latroun, surtout pour découvrir le musée des blindés. Pendant notre cours d’apprentissage du métier de guide, nous nous sommes également rendus au mémorial Guivati de Iraq el-Soueidan. Tous ont un attrait historique qui mérite le détour.
A un moment où même les Israéliens peinent à se souvenir de leur histoire récente et de ses leçons, préserver les sites historiques de la guerre d’Indépendance est crucial. Il ne faut pas qu’ils tombent en ruine ou qu’ils soient utilisés n’importe comment, ce sont des lieux incroyables que les gens doivent découvrir.”