Témoignages : les Juifs algériens et leur passé

Ils n’avaient pas prévu de quitter la terre qui les avait vus naître. Pourtant, dans le sillage de l’Indépendance, ils n’ont eu d’autre choix que l’exil. Les lecteurs du Jerusalem Post racontent.

P17 0512 521 (photo credit: DR)
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« La valise ou le tombeau », « Une main devant, une main derrière » : autant d’expressions figurées qui hantent l’inconscient collectif des Juifs d’Algérie et de leurs descendants, aujourd’hui encore. 
Le pain et l’eauont meilleur goût de l’autre côté de la Méditerranée. 
Jacques Bénichou
Netanya
Les évènements de 1962 ne sont pas un naufrage, tel le Titanicrencontrant un iceberg, mais un choc. Comme un trou dans la coque du navire,alors qu’il prend l’eau dans la cale, depuis fort longtemps.
Il ne faut pas prendre comme date de référence le 1er novembre 1954, jour del’attaque de la Poste centrale d’Oran et point de départ de la révolutionalgérienne, mais remonter plus loin dans le temps.
Pas seulement au lendemain du jour de la victoire sur les Allemands, en mai1945, mais plus loin encore : le 5 juillet 1830.
En ces temps-là, la France avait deux problèmes sur les bras : le premierconcernait la sécurité de la navigation en Méditerranée, compromise par lespirates barbaresques. Portugais, Espagnols, Français et Italiens étaientagressés. Le second avait trait au litige ancien - et jamais éclairci - d’ordrecommercial, entre le Dey d’Alger et le négociant Cohen-Bacri, pour unelivraison de blé.
Le résultat, au bout de 130 ans de colonisation, c’est un bateau qui sombre :le pouvoir politique de la France en Algérie est compromis. Les Français desouche et les naturalisés deviennent des naufragés volontaires à la recherched’une bouée de sauvetage.
Faut-il voir des responsables dans la conduite en haute mer du « bateau Algérie» ? Impossible d’être rationnel et conscient dans cette aventure.
Ne pas débarquer le 5 juillet 1830 et régler le différend par canonnièreinterposée, comme ce fut le cas en 1683, quand le marquis Abraham Duquesne, surl’ordre de Louis XIV, bombarde Alger ? Ou débarquer à Alger, capturer le Dey etle ramener captif sur le sol de France ? Ou encore, triompher des Algériens,selon les régions, et se rapatrier ? Mais les Français sont en concurrence avecles Allemands, les Italiens, les Anglais et les Turcs. En restant en Algérie eten développant son économie dans tous les domaines, ils font du pays le fleurondes velléités impérialistes des Européens.
Restent des regrets… 
La carène du navire craque sous le coup des révolteslocales et le conflit de 1939-1945 est prétexte à une revendicationnationaliste, qui peut s’exprimer ainsi : « Votre victoire n’est pas la nôtre.Nous comptions un peu sur Hitler pour reconquérir nos territoires, nos rêvessont devenus cauchemars. Nous engageons le fer, partout où nous sommescolonisés ».
Les conséquences seront humaines et sociales. Les populations, accablées deterrorisme pendant huit années de guerre subversive (1954-1962), ne font pasconfiance aux indépendantistes. Elles subodorent qu’elles seront les victimesdu nouveau pouvoir, unanimement et dans le plus grand désordre, et préfèrentchanger de vie pour des cieux plus cléments.
Alors que la rébellion paraissait anéantie au prix de douloureux sacrifices de civilset de militaires, le pouvoir politique a préféré trancher net. Un problème denoeud gordien entre la France et les insurgés, en leur accordant « tout ».
C’est une forme de trahison qui est ressentie par les uns et par les autres.
En compensation des torts qu’auront à supporter les rapatriés, par chance, uneloi a été votée pour une forme d’indemnisation des biens perdus. Cela selimitera aux biens fonciers et commerciaux.
L’individu qui prend sur lui de s’installer en France n’a pas droit à une indemnité; l’économie française répond favorablement de sa réussite par l’effortconsenti.
La méfiance et l’hostilité ressenties par les Métropolitains se sont effritéesavec le temps. Cinquante ans sont passés. Les gros nuages se sont dissipés,restent des regrets, non pas les biens perdus ou volés, mais les tombes de nosancêtres disparus, et les lieux saints investis dans la profanation… Pourconclure, en ce qui concerne notre situation communautaire juive en Algérieavant 1830, nous dépendions d’un Bureau arabe, sous la dénomination de « dhimmi», protégé. En 1850, sur notre demande, nous passions sous l’administrationfrançaise, et en 1870, grâce au décret Crémieux diligenté par la communautéjuive de France, nous devenions Français à part entière, en droits et devoirs.
Durant dix ans, nous avons ressassé nos échecs et puis, nous nous sommes tus,pris par la nécessité de réussir; Et finalement, nous nous sommes rendu compteque le pain et l’eau étaient de meilleur goût de l’autre côté de laMéditerranée. 
Le grand départ 
Les valises en carton sont prêtes depuis dessemaines, sinon des mois, avec quelques affaires de première nécessité. Commentappréhender cet exil ? 
Hanna Zini
Jérusalem 
Chaque soir, nous assistons à lamême scène entre mes parents. Ma mère en a assez ! Elle a connu la guerre, ladéportation, les camps de concentration. Elle vit depuis des années cetteguerre qui n’en finit pas. Et elle déteste par-dessus tout cette terre. Cettechaleur, ces mouches et cette société qui n’a rien à voir avec son passéglorieux.
Mon père, lui, est né en Algérie. Il est un enfant du pays et parle l’arabe. Ila fait six ans de guerre, la deuxième, la mondiale. Il en est revenu malade,amaigri, déçu, mais avec une femme de « là-bas », dont il est fier. Chaquematin, il revient après la prière en nous annonçant qu’un « autre » encore esttombé. Qu’une autre famille est partie pendant la nuit et que la synagogue,petit à petit, se vide de ses fidèles.
J’ai dix ans. Je me pose des questions que je n’ose soumettre aux adultes qui,d’ailleurs, ont trop souvent l’oreille collée à la radio, pour me répondre. Aces moments-là, je haïs cette radio. Je vais donc chez mes grands parents :âgés et malades, ils ont toujours besoin d’aide.
En chemin, mon plaisir est de voir le marchand de beignets sur le trottoir etle petit vendeur d’arbouses qui présente les fruits rouges dans des cornets depapier. Et le pain : je me souviens de l’odeur du pain.
Celui de Mme Bello, la grosse boulangère ; celui des Arabes qui offrent leurspains plats couverts de nigelle ; celui des boulangers espagnols, dont l’odeurse mêle à celle de la mouna, et je respire profondément. Ah ! L’odeur du painde mon enfance… Soudain une explosion. Panique générale dans la rue. On ne saitpas au juste d’où cela provient : souvent de cafés ou de cinémas.
Je rentre en vitesse à la maison, sachant que mon absence provoquera l’hystérieet l’angoisse. Il faut que ma mère sache où chacun de nous se trouve.
A dix ans, on est plutôt inconscient et la peur s’estompe très vite pour faireplace aux activités quotidiennes. Celles-ci consistent à faire semblant depotasser son programme scolaire avec lequel on doit se débattre seul.
Les enseignants sont les premiers à être partis.
Moi, j’ai des activités bien plus importantes qui consistent à tresser desnattes de fils bleu blanc rouge, pour en faire des tours de cous.Personnellement, j’aime corser la provocation en cousant sur mon chemisierl’écusson des Pieds-Noirs. Je ne sais au juste que signifient OAS et Fellagas ;mais ce qui est clair, c’est qu’il y a les bons et les méchants.
Et nous, nous sommes du côté des bons, évidemment ! 
Le dernier cadeau d’un Juifqui doit partir 
Les jours s’écoulent avec leur flot de sang.
Nous, les enfants, sommes inquiets, mais également pris par ces réalités quinous font mûrir plus vite que les autres. La vie et la mort s’entremêlent etmalheureusement la guerre dure depuis trop longtemps. Nous sommes des «habitués » de la guerre.
Nos réflexes, même, démontrent à quel point nous sommes rôdés : les fellagascoupent les fils électriques au moment de nos devoirs ? Qu’il en soit ainsi :nous nous précipitons vers la réserve de bougies pour dessiner nos cartes degéographie ou l’anatomie du coeur ! La fusillade fait rage au bord de notre balcon? Nous éteignons la lumière pour nous étaler de tout notre long sur les dallesglacées et sous les lits ! L’eau de la ville est sectionnée ? Marmites de lamaison sous le bras, nous allons les remplir au Parc municipal ! C’est lequotidien.
Un jour, un adolescent arabe frappe à notre porte et me demande del’accompagner chez un marchand juif de notre connaissance.
Je suis ahurie que ma mère non seulement accepte, mais me donne pourinstruction de ne le dévoiler à personne.
Arrivée chez le marchand, l’un de ceux qui ont une boutique de luxe, on m’isoledans l’arrière boutique et on me demande de choisir une paire de chaussures. Jen’y comprends rien. Le marchand insiste pour que je choisisse la plus bellepaire. Je rêve ! A cette époque, une paire de chaussures a une grande valeur.Je rentre à la maison toute heureuse de mon acquisition. Mais mes parents fonttriste mine, jusqu’aux larmes.
Larmes qu’ils ont toutes les difficultés du monde à retenir : c’est le derniercadeau d’un Juif qui doit fuir le lendemain.
Ces chaussures, je les ai portées très longtemps. Elles symbolisaient nonseulement le don d’un fidèle, mais pour moi le dernier objet qui me reliait àun monde définitivement perdu.
Un aller sans retour 
12 juin. Je l’ai deviné : notre départ est pour lelendemain.
13 juin. Il est cinq heures du matin. Le soleil brille et nous nous levons ensilence. Je suis responsable du sac de bébé. Nous sortons sur la pointe despieds et la porte se ferme définitivement sur ses habitants.
J’ai cette conscience aiguë d’un départ sans retour. Mon regard cherche àfilmer les images de la ville, les images sur lesquelles mon enfance disparaît.
Il y a le magasin de jouets, au coin de la rue Thiers, la place du marché, videà cette heure matinale, le jardin public et au-delà, l’école des filles. Nouspassons devant la mairie et je ravale déjà mes sanglots. Le paysage se brouilledéjà. Et d’ailleurs on nous presse, il ne faut pas arriver en retard.
Un car nous attend ; d’autres familles arrivent. Toutes chargées d’un résidu devie et de quelques couffins de souvenirs. Les gens sont tristes, ils évitent dese regarder.
Nous montons silencieusement. Il faut partir. On prie pour arriver sans essuyerune rafale de mitraillette. Je m’endors malgré les nausées du voyage.
Oran - On débarque devant un immense hangar transformé en camp de transit oùdes dizaines de lits semblables à des civières s’alignent en rangs d’hôpital.Il y a là des vieux, devenus soudainement encore plus vieux, des femmes quipleurent et d’autres qui allaitent ; et une multitude d’enfants qui courentdans tous les sens. Il nous faut rester regroupés auprès de ma mère.
On entend qu’il n’y a plus d’avions en partance vers la Métropole. Peut-êtreaurons-nous une place sur un bateau, les jours prochains ? J’ai faim. Unmarchand vend du pain à la criée.
Enfin quelque chose à se mettre sous la dent.
La nuit venue, il est impossible de fermer l’oeil au milieu de ce bruit, de cesgémissements étouffés, de ces milliers de personnes qui cachent leur angoisseet espèrent échapper aux « événements » grâce à la mère Patrie.
Deux jours s’écoulent, qui amènent un flot humain comme le ressac des vagues.
Soudainement, je vois un camarade de mes frères. Il fait partie de ces famillespauvres où l’on naît débrouillard. Ce jour-là, j’ai envie de lui sauter au cou: lui, au moins, est une connaissance ! Mais l’attente d’un départ prochain atôt fait de nous séparer.
« Dans ces moments-là, on accepte ce qu’il y a » A la fin de la semaine, onnous dirige sur un bateau. Il est surchargé. On se retrouve sur le pont, assissur des chaises longues.
Le jour on suffoque et la nuit on grelotte.
Un Juif de notre communauté enlève son manteau pour me couvrir : je claque desdents. Mais il y a aussi la faim : nous n’avons rien à manger.
On a pitié de nous et quelqu’un nous offre une boîte de sardines. Quel festin !Le goût me colle encore au palais. Quant au bébé, il a droit à un biberonpréparé avec l’eau du radiateur. On marche au système D.
Le château d’If est en vue, mais nous nous sentons plus près des prisonniersque du Comte de Monte-Christo. Nous avons franchi la Méditerranée.
Marseille - Un nouvel hangar, très ressemblant au précédent, nous attend endehors de la ville. Mais l’accueil est froid, dur et on sent le personneldébordé.
Les instructions sont contradictoires, les logements manquent… En quelquesminutes nous prenons l’uniforme des « rapatriés ».
La Croix Rouge est là, avec son lot de bonnes soeurs. Même le personnelhospitalier juif nous fait comprendre qu’il n’y a pas lieu d’être aussiexigeant en ces moments de grande difficulté. La grande exigence ? Recevoir unsandwich sans jambon ou un petit pain sans rien.
 « Dans ces moments-là, onaccepte ce qu’il y a », nous répond-on.
Nous restons le ventre vide. Mes yeux scrutateurs observent ceux, parmi noscoreligionnaires, qui ont déjà franchi le pas afin de ne pas être « exigeants »! Et je me disais : « Comment est-ce possible ? » On nous dirige vers Nancy, oùun HLM nous attend. Nous décidons de partir pour Paris.
C’est la capitale ou rien.
Paris ne nous a pas pris dans ses bras. Mais en descendant du train, nousfoulons le dernier rayon de soleil sur les pavés parisiens. Là, débute unenouvelle page de l’Histoire… 
« Nous avons bien fait de partir si tôtd’Algérie » 
Partie de son plein gré d’Algérie, en 1951, avec sa famille, cettefemme ne garde pas qu’un goût amer de sa traversée de la Méditerranée. 
MahboubaSelem 
Jérusalem 
Je suis née en Algérie en 1924. Jusqu’en 1951, l’Algérie étaitmon pays et celui de mes parents : nous y avons tous vu le jour. Je m’y suismariée à 18 ans, j’y ai donné la vie à cinq enfants. Et pourtant, j’ai quittél’Algérie quelques années plus tard, en 1951, onze ans avant la Déclarationd’Indépendance. J’avais 27 ans. Je suis venue m’installer en France avec monmari et mes enfants, rejoindre mes parents qui vivaient là depuis plusieursannées. Cette décision n’a pas été facile à accepter pour mon mari.
Pour moi, ce n’était pas pareil, j’ai très vite su qu’il fallait partir.
J’ai donc grandi en Algérie et je garde de mon enfance de bons souvenirs. En cetemps-là, il n’y avait pas d’antisémitisme. Arabes, Juifs, nous vivions les unsà côté des autres, chacun dans sa communauté et tout le monde se respectait.Nous étions tous chez nous dans ce pays. Les Arabes respectaient nostraditions. Pour Pessah, Rosh Hashana, ils nous souhaitaient de bonnes fêtes.
Mais là-bas, dans notre village, il y avait malgré tout un problème : pas detravail pour les jeunes, pour mes frères… Puis, les années passant, les Arabesont changé d’opinion sur nous. De mauvaises idées, étrangères à notre village,leur sont venues en tête.
Plus d’un an avant notre départ en 1951, j’ai vécu l’événement qui m’a ouvertles yeux. Je revois encore la scène : un jour, je vais au marché acheter deslégumes et faire des courses. En traversant la place, un jeune Arabe, que je neconnais pas, se met à me lancer des cailloux et à me traiter de « sale Juive !» Je regarde à gauche et à droite, je cherche d’où viennent les cailloux. Jevois le jeune homme. Sur le coup, je n’ai rien dit parce que si j’avais crié oumême ouvert la bouche, trois cent Arabes se seraient jetés sur moi. Je continuedonc mon chemin, j’achète ce que j’ai à acheter et je rentre à la maison,dévastée. J’étais sous le choc : cette agression m’a blessée au plus profond demoi-même.
« On va tuer les Juifs » 
Dans les jours qui ont suivi, je n’ai pas arrêté d’yrepenser. Je ne comprenais pas, je n’avais rien fait de mal et on me jetait despierres.
Cela m’a fait mal au coeur, mal comme personne ne peut l’imaginer. Je pense quedès ces années-là, dès 1950, on s’est mis à ne plus aimer les Juifs. Parce queles Arabes voulaient leur Algérie arabe, point final. Tout allait dans cesens-là, je n’ai pas tardé à en avoir la preuve.
Après cet incident au marché, j’ai commencé à entendre des bruits courir autourde moi.
On se mettait à déblatérer sur les Juifs. À la maison, on avait une domestiquearabe qu’on aimait beaucoup. Et elle aussi nous aimait beaucoup. Elle étaitgentille avec nous, elle s’entendait bien avec mes beauxparents, travaillaitbien. Un jour, elle a dit à ma belle-mère : « Tu sais, moi, j’ai entendu deschoses… Les gens disent ‘on va tuer les Juifs, on ne veut plus que les clientsachètent chez eux’ ».
Cela m’a confortée dans mon inquiétude.
Et la menace est devenue réalité. Avec mon mari, on tenait une petite épicerie.Et on l’a constaté par nous-mêmes : personne ne voulait plus venir chez nous.Avant ça, on travaillait beaucoup avec les Arabes, ils nous achetaient lesavon, l’huile, le sucre, le café… Enfin tout, quoi ! Mais petit à petit, lacrainte grandissait : « Il ne faut plus acheter chez les Juifs et ceux quiachètent chez les Juifs, on les tuera ! » Les Arabes se sont mis à avoir peur.Et pour nous, financièrement, c’est devenu très dur.
Un jour, j’ai décidé d’en parler à mon mari : on ne devait pas rester enAlgérie, on ne pouvait pas y vivre correctement. J’avais des enfants en bas âgeet je n’avais pas de quoi leur acheter des sandales. J’étais une jeune maman,j’avais peut-être 24, 25 ans... Je voulais partir. Mes parents étaient enFrance, je voulais les rejoindre. Ça faisait sept ans qu’ils avaient quittél’Algérie, bien avant ces tristes événements. Mon père avait découvert la Franceau cours d’un voyage et il avait eu le coup de foudre. Il a décidé de s’yinstaller, il a emmené avec lui sa femme et deux de ses fils.
Enfin arrivés en France 
Mon père était sûr qu’ils trouveraient un emploi dèsleur arrivée. Et il a eu raison : mon père et mes frères ont tout de suite étéembauchés à l’usine. Quant à ma mère, elle nous racontait dans ses lettres quele climat français était froid, humide, qu’il pleuvait tout le temps. Le soleild’Algérie leur manquait, mais ils étaient heureux.
De mon côté, je ne supportais plus de vivre en Algérie, cette situation metorturait.
C’est alors que j’ai parlé à mon mari. Je lui ai demandé avec quoi nous allionsbien pouvoir vivre ici, à part l’eau et le soleil : on ne vendait plus rien !Sur le coup, il a d’abord refusé. Il a prétexté le mauvais temps que nousdécrivait ma mère.
Mais pour moi, ce n’était pas une raison. J’ai insisté, j’ai dit qu’en France,on trouverait facilement du travail, qu’on aurait un salaire régulier tous lesmois… Que ce serait mieux pour les enfants, qu’on aurait droit aux allocationsfamiliales. Mais il a tenu bon, il n’a rien voulu entendre.
Quelque temps après, je suis revenue à la charge. Il a encore refusé, mais ilcommençait à prendre conscience de la dure réalité.
Alors, pour accélérer les choses, je lui ai finalement posé un ultimatum.J’emmenais les enfants avec moi en France : soit il venait avec nous, soit ilrestait là, tout seul. Mais il avait compris, il m’a dit « tu as raison, allonsen France ».
Il est parti le premier. Je suis restée encore trois mois, le temps de liquiderla marchandise du magasin, pour avoir un peu d’argent pour voyager. Mon mari aaussitôt trouvé du travail, car mon frère l’a fait rentrer dans l’usine où iltravaillait. Voilà, c’était fait : on était enfin arrivés en France.
Quitter l’Algérie n’a absolument pas été un déchirement pour moi. La Francenous offrait une vie meilleure, il n’y a pas de comparaison possible. Au début,à Paris, c’était compliqué parce que nous vivions chez mes parents, dans unpetit appartement du 17e arrondissement. Mais mon mari travaillait, mes frèrestravaillaient, nous avions des aides de l’Etat.
Pour mes enfants, il y avait l’école, la garderie, la maternelle : ils étaienten sécurité. De fil en aiguille, nous avons gagné de l’argent, d’abord trouvéun petit deux-pièces sans l’eau courante, puis un grand appartement de sixpièces, à Clichy. Nous avons commencé à vivre confortablement.
« J’ai su avant tout le monde » 
Nous avons bien fait de partir si tôt d’Algérie.
Car en 1962, la situation s’est embrasée en un éclair : les membres de notrefamille restés là-bas nous ont rejoints en catastrophe, laissant tout derrièreeux. Des attentats, des assassinats avaient lieu. Mon mari et moi avions cédénotre épicerie à mes beaux-parents. Mon beau-père s’est fait tuer dans sonpropre magasin. Un Arabe avait confié un sac à ma belle-mère. Elle l’a rangéderrière le comptoir et le sac a explosé. Mon beau-père a eu les jambes coupéessur le coup et il est mort peu de temps après. Ma belle-mère et sespetites-filles ont reçu des éclats de bombe. Ma belle-soeur et son mari avaienteux aussi un magasin, dans le même quartier. Ils ont tout abandonné pour sauverleur vie.
Moi, j’ai su avant tout le monde… J’ai senti très vite que ça tournerait mal.Et quand notre domestique m’a raconté ce qu’on disait des Juifs, je n’ai pluseu aucun doute.
Je n’ai pas cessé de le répéter à mon mari. J’ai été bien inspirée en quelquesorte.
Des assassinats comme celui de mon beaupère, il y en a eu beaucoup. Je n’aidonc jamais regretté ce pays. Parce que j’étais bien mieux en France. Pourtant,l’Algérie c’était la France en ce temps-là. Mais les Arabes ont voulu récupérerleur pays, ils voulaient l’Algérie toute entière. Heureusement qu’on est parti,onze ans avant l’Indépendance.
Aujourd’hui, je suis grand-mère et je vis en Israël. J’ai fait mon aliya il y asept ans : c’était mon rêve de venir ici. Avec mon mari, on se promettait devenir en Israël dès qu’on serait à la retraite et que les enfants seraientmariés. Avant de s’installer définitivement, nous sommes venus chaque été,régulièrement, pendant vingt-cinq ans.
L’un de nos fils avait acheté un appartement.
Nous en profitions pendant les vacances et maintenant, nous y vivons. Cet appartement,c’est une bénédiction, un véritable miracle ! Sans cela, nous n’aurions pas puvenir vivre ici, nous n’avions pas les moyens d’acheter.
Je me souviens du bonheur que j’ai ressenti, quand mon fils m’a annoncé lanouvelle. Je n’y croyais pas car il n’avait pas beaucoup d’argent. Six moisaprès, je suis venue le voir, cet appartement. Il n’était pas encore totalementconstruit mais il était là. Et maintenant, c’est notre maison. Alors c’est unejolie histoire, une histoire qui se termine bien. Que Dieu nous préserve, queDieu nous protège et que Dieu protège Israël, qu’il nous donne la paix enIsraël. Amen.

  

Oui, je suis une réfugiée… 
Maude Berreby 
Tel-Aviv 
J'étais à l’école primaire,en première année de cours élémentaire. Ce n’était pas l’heure de larécréation, cependant l’institutrice nous avait demandé de sortir dans la courde l’école. Nous nous sommes exécutés en silence. Dans les autres classes, lemême ordre avait été donné.
Tous, assis sous le préau, attendions dans le plus grand des silences, desexplications.
Que se passait-il ? Au loin, des déflagrations, des bruits d’explosion, les unsaprès les autres. Des proches, des très proches, des moins proches. Et dans lacour, ce silence, lourd, très lourd, interrompu par cette valse de « boums »,et entrecoupé d’une fanfare de sirènes.
C’est ce jour-là que la guerre d’Algérie a débuté. Je n’avais que 7 ans quandmon enfance a basculé, quand le cauchemar a commencé.
J’habitais rue Vieille-Saint-Augustin à Bone (devenue Annaba depuis l’Indépendance).
Pour arriver chez moi, il fallait traverser le quartier de la place d’Armes, unquartier très animé et encore plus animé ce jourlà.
Il y avait eu de nombreux attentats, et le quartier n’avait pas été épargné.Une grenade avait été jetée dans un restaurant et était tombée dans la poêle àfrire du garçon qui faisait des briques à l’oeuf. Comique ou tragique ? Quandon n’a que 7 ans, ce sont les petits détails qui marquent. Les grands, lesadultes, parlaient de guerre. Pour moi, la grenade dans la poêle prenait laforme d’un ballon, d’une balle de tennis ou d’une balle de pingpong, selon lesnuits, selon l’intensité des évènements et des attentats qui s’étaient produitsdans la journée.
Sordide arrosage 
Ainsi, des jours, des années, les attentats se sontpoursuivis. Il n’était pas question de prendre des vacances, ni même d’allerchez mes grands-parents à Constantine. C’était dangereux de prendre le train,les fellagas les faisaient dérailler.
Maman tenait un petit magasin sous le marché qui s’appelait « Maud ». A lasortie de l’école, mon frère et ma soeur venaient me chercher et m’y emmenaientpour que nous restions tous ensemble. A 19 heures, à la fermeture, nouspartions rejoindre papa qui travaillait tout prêt, et la famille rentrait à lamaison. Traverser la place d’Armes, c’était comme traverser un champ de mines.
Un soir, en chemin, nous étions en face d’un café tout près du travail de monpère.
Les lumières se sont brutalement éteintes à l’intérieur de l’établissement :telles des ombres chinoises, les hommes tombaient les uns sur les autres, dansun fracas de bris de verre assourdissant. Ce n’est qu’après quelques secondesqu’un énorme boum - qui résonne encore dans mes oreilles - s’est fait entendre.Un soldat est sorti, son oeil dans la main, je revois cet homme titubant ethurlant en anglais : ce même jour, était arrivé un bataillon de soldatsamericains qui arrosaient leur arrivée en Algérie. Sordide arrosage.
J’ai compris alors qu’il s’écoule quelques bonnes secondes entre l’explosionellemême et le bruit de la déflagration que l’on entend ; drôle depréoccupation pour une petite fille de 8 ans.
Ainsi, de 1956 à 1962, les évènements se sont poursuivis aux rythmes de : «Algérie française » et « Ya Ya Ben Bella ».
Nous étions spectateurs, à travers les persiennes fermées de notre premierétage du 10, rue Vieille-St-Augustin qui dominait toute la rue et la place.
Quand la situation était trop grave, nous partions nous réfugier chez lescousins qui habitaient dans un quartier moins chaud, mais ces allers et retoursm’étaient insupportables. Il ne fallait rien oublier, ni les cours, ni lesdevoirs, ni nos vêtements, et cela pouvait durer assez longtemps.
J’étais déjà en classe de cinquième et je me souviens de cet énormedictionnaire de latin sans lequel je ne pouvais faire mes devoirs, qu’ilfallait trimballer dans nos bagages de fortune. La guerre ne nous exemptait nides devoirs, ni des compositions, ni des examens.
Ni désirés, ni attendus 
Durant ces six années, nous n’avons eu que très peu derépit. Le dimanche, si nous avions la chance de pouvoir aller acheter uncréponnet (sorbet au citron) sur le cours Bertagna, nous ne prenions pas letemps de nous attabler, car c’était dangereux, nous vivions ce petit moment debonheur à la sauvette. La glace à la main, on se dépêchait de rentrer cheznous.
Maman me disait toujours : « Quand tu vois une femme voilée, regarde bien sespieds : si elle a de grands pieds, sauve-toi, car c’est un homme déguisé enfemme qui va certainement commettre un attentat. » A l’été 1961, alors que lasituation devenait invivable, mon père réussit à acheter des places de bateau.Il fallait fuir.
Nous sommes partis le lendemain. Les quatre enfants, maman et mes deux cousinesde 3 et 4 ans : sept personnes, sept valises, sept billets. Je ne me souviensmême pas de la date exacte de notre départ.
Nous étions complètement traumatisés et le voyage fut terrible. J’avaismaintenant 12 ans et je me sentais enfin délivrée de cet enfer que nous avionsvécu. J’aspirais enfin à un peu de bonheur. Mais l’arrivée au port de Marseillea été catastrophique.
« On ne veut pas de vous, les Pieds-Noirs », nous avait crié le chauffeur detaxi.
Maman avait un frère à Saint-Etienne. C’était notre seul salut. Se débrouillerpour trouver un train qui nous amène à Saint-Etienne.
Nous avons pris un omnibus qui s’arrêtait à toutes les gares, le voyage n’enfinissait plus et à l’arrivée, quelle surprise : Saint-Etienne, pour moi,aurait dû être le paradis, mais je me souviens d’une ville noire et triste. Enun mot, pas du tout attirante. Je me souviens de la méfiance des gens qui nousrencontraient, nous étions à leurs yeux des colons, donc forcément, ni désirés,ni attendus.
Un hiver glacial 
Après quelques semaines passées chez notre oncle, nous avonsobtenu, grâce à son aide, un petit appartement dans un HLM à 5 km deSaint-Etienne, dans un hameau du nom de Saint-Jean-Bonnefonds.
Nous étions contents, nous allions enfin avoir un petit chez-nous, à lacampagne, au milieu des paysans, des fermiers, des vaches qui paissaient dansles près. Je n’en avais jamais vues auparavant, ou, en tout cas, je n’en avaispas le souvenir.
Ici, elles paissaient en toute tranquillité. Pas un bruit, pas d’explosions,pas de sirènes, pas d’ambulance. Le calme, ce n’est pas évident de s’y habituerrapidement.
Et puis l’hiver est arrivé. L’hiver le plus froid que je n’ai jamais connu,avec des températures records cette année-là et un misérable poêle à charbonpour nous chauffer. Un hiver glacial. Les bottes, les manteaux, les bonnets,les gants, nous ne connaissions que l’hiver très doux de l’Algérie.
Afin de garder nos pieds au chaud et pour éviter les engelures, maman nousmettait des journaux dans les bottes et ainsi nous avions un peu moins froid,quand nous attendions l’autobus, le matin, pour aller au lycée.
Nous avons découvert également le verglas.
C’est quoi au juste le verglas ? Une plaque de glace que l’on ne voit pas, bienentendu.
En sortant de l’immeuble, maman a poussé la porte cochère, a posé un pieddehors. Un seul, mais pas le deuxième, car elle est partie en vol plané et aatterri dans les poubelles qui étaient sur le trottoir, la tête ouverte et untraumatisme crânien.
Ainsi, nous sommes arrivés en France, nous qui vibrions intensément au chant deLa Marseillaise, nous qui chantions « C’est nous les Africains qui revenons deloin ».
En France, j’ai poursuivi des études d’économie, mesuis mariée, ai eu des enfants, mais je n’y ai jamais vraiment trouvé ma place.Je me suis toujours sentie déracinée et en quête d’identité. J’ai décidé departir en Israël en 1978.
Aujourd’hui, je vis à Tel-Aviv avec mes enfants et petits-enfants et jevoudrais dire à madame Hanane Ashraoui, dont j’ai lu l’article : « Non, MadameAshraoui, je n’ai pas quitté volontairement ma patrie l’Algérie. Je ne l’ai pasquittée sous la pression d’un groupe sioniste. Je ne l’ai pas quittée sous lapression de l’Agence juive.
J’ai quitté l’Algérie parce que je n’avais pas le choix. J’y ai laissé mesbiens, j’y ai laissé mes morts. Qu’il ne vous en déplaise, Madame Ashraoui,oui, je suis une réfugiée.