Une vie en haute altitude

A l’occasion des 46 ans de la guerre des Six Jours, retour sur le légendaire pilote d’essai d’Israël, Danny Shapira.

 P18 JFR 370 (photo credit: Danny Shapira)
P18 JFR 370
(photo credit: Danny Shapira)
Nous sommes au premier jour de la guerre des Six Jours, le 5juin 1967. Un missile sol-air prend la direction d’un Mirage israélien situé àbasse altitude. L’engin, un SA-2 de facture russe, est nouveau dans la région.Mais ses opérateurs égyptiens ne peuvent pas savoir qu’aux commandes de l’avionde combat qu’ils ont dans le collimateur, se trouve le légendaire piloted’essai israélien, Danny Shapira.
L’homme attend tranquillement que le missile mortel s’approche dangereusement.
Puis quelques secondes avant l’impact, il fait soudainement bifurquer sonappareil, évitant sans encombre le missile. Une journée de travail comme lesautres pour ce pilote d’exception, qui a le ciel pour bureau.
J’ai rencontré Shapira à de nombreuses reprises. La dernière fois, c’était dansle modeste appartement qu’il partage avec sa femme, Edna Harel, et quisurplombe sa ville natale, Haïfa. Il venait d’être choisi pour allumer unetorche lors de la 65e cérémonie nationale de l’Indépendance d’Israël, qui sedéroule tous les ans au mont Herzl.
Alors qu’il revient sur sa carrière, Shapira intensifie son sourire qui ne lequitte jamais et raconte : « Nous étions les premiers pilotes israéliens. Nousaimions notre pays.
Ce n’est pas que nous étions meilleurs que les autres, nous n’avions simplementpas le choix ».
Alors que ses yeux bleus scintillent, il dévoile son histoire, celle d’un desplus grands aviateurs au monde, et qui, pour le peuple juif, se fond aussi aveccelle d’Israël.
Son grand-père a aidé à établir les caves de Zichron Yaacov, dans les années1870, et la famille de sa mère compte des racines à Jérusalem et Safed.
Né en 1925, Shapira se souvient du vol du Graf Zeppelin, ce dirigeable quiavait servi au transport de passagers allemands pour venir visiter laPalestine, alors qu’il était encore un jeune garçon. C’est après avoir vu pourla première fois un avion qu’il va déclarer à son père vouloir voler. À 14 ans,il rejoindra la Haganah et, peu après avoir été formé sur un planeur, devientinstructeur à seulement 18 ans.
Opération crème de jour 
En 1947, il intègre la jeune unité Sherout Avir («Service aérien », précurseur de l’armée de l’Air d’Israël) et, le 13 mai 1948,fait partie d’un groupe de 10 Israéliens en route pour la Tchécoslovaquie pourleur premier cours de pilotage.
Ironiquement, ils vont commencer à voler sur le Messerschmidt Me-109, symbolede la puissance de la Luftwaffe. Faute d’une langue commune, ils communiquentavec leurs instructeurs tchèques avec les mains.
Jusqu’à ce qu’Israël dépêche George Lichter, pilote du Mahal, et l’un des raresà avoir manoeuvré un Spitfire, ce célèbre « cracheur de feu » britannique quis’était illustré pendant la seconde guerre mondiale.
Lichter choisira Shapira pour être le premier à prendre les commandes del’appareil, lui disant : « Si tu survis, je laisserai les autres voler ».
Une sortie dans les airs qui va s’avérer être le début d’une longue série de «premières » pour Shapira. Avant même de gagner ses galons, ses talents naturelsvont lui permettre d’intégrer la célèbre opération « Velveta-2 » – du nom de lacrème pour la peau utilisée par ses membres, censée les protéger en casd’amerrissage forcé – qui consistait à transporter des Spitfire en Israël vial’Europe et la Méditerranée. Sur les 12 pilotes formés, 2 ne seront pas enmesure d’effectuer l’opération. Shapira en sera capable.
Il poursuivra ensuite son entraînement de pilote jusqu’à l’obtention de sondiplôme en mars 1949, aux côtés de Tibi Ben-Shahar, Shaya Gazit et Motti Fein,plus tard connu sous le nom de Motti Hod, qui sera aux commandes de l’armée del’air lors de la renversante victoire israélienne de juin 1967.
Pilote sans frontière 
Alors que la plupart des pilotes de l’aviation savent,aujourd’hui encore, que Shapira a joué un rôle clé dans la fatidique guerre desSix Jours, peu sont conscients de l’ampleur de sa contribution.
Tout a commencé au terme de sa formation de pilote d’essai, effectuée en Franceen 1959. Ezer Weizman, alors général de division dans les rangs de l’aviation,demande à Shapira de rester sur place et de se renseigner sur le dernier-né dela flotte française de combat, le Mirage. Une mission top-secrète, car lesFrançais n’étaient pas disposés à laisser un étranger – même client potentiel –s’approcher de ces engins, et encore moins d’en prendre les manettes.
Dans la plus grande discrétion, Weizman enjoint donc Shapira de vérifier sil’appareil peut convenir aux besoins d’Israël. Les ingénieurs de Dassaultavaient conçu le Mirage comme un intercepteur de haute altitude, maisl’aviation israélienne avait besoin d’un avion de combat polyvalent, capable deservir à plusieurs fins, y compris l’attaque au sol et le largage de bombes.
Grâce aux informations de Shapira, Israël se révélera prêt à l’acquisition duMirage, mais à la condition qu’il soit équipé d’un canon interne. Lesingénieurs français avaient déjà développé un système de propulsion quipermettait au Mirage d’atteindre rapidement une haute altitude et des missilesair-air pour abattre les avions ennemis.
Insuffisant pour Shapira et l’aviation israélienne. Des canons DEFA seront doncinstallés sur les Mirage. Des armes qui feront leurs preuves, puisqu’au coursde la campagne mémorable de 1967, 51 des 60 avions arabes abattus pendant lescombats, l’auront été par les canons des Mirage israéliens.
Et ce n’est pas tout. L’appareil français permettra également à Israëld’immobiliser nombre des 450 avions ennemis et des centaines de tanks, ainsique des colonnes de blindés lors, entre autres, de la bataille du Mitla Pass.
Outre le fait de s’assurer que le Mirage avait « l’étoffe » nécessaire pourintégrer l’aviation israélienne, Shapira a personnellement supervisé leconvoyage de chacun des 76 élégants avions de combat vendus par la France àIsraël, dans le cadre de 19 missions de fret.
Mais il a aussi joué un rôle encore plus incroyable, qui a permis à l’aviationisraélienne de se doter d’une botte secrète non négligeable.
En 1966, le Mossad aide un pilote irakien déserteur à passer en Israël à bordd’un avion de combat MiG-21, de facture russe.
L’homme aura la vie sauve et son appareil sera réquisitionné par l’armée. Maisencore fallait-il savoir le faire voler. Un jeu d’enfant pour Shapira. Sans lemoindre manuel, il pilotera l’engin lors de combats simulés contre les pilotesde Mirage israéliens qui apprendront rapidement la meilleure façon de venir àbout de l’avion russe. Peu de temps après la guerre de 1967, les Américainsseront à leur tour ravis d’apprendre à exploiter les relatives faiblesses duMiG. Ce qui aura sans doute contribué au réchauffement des relations avec lesEtats-Unis, loin d’être à l’époque les alliés d’Israël, comme c’est le casaujourd’hui.
La longue carrière de Shapira dans les rangs des Industries aérospatialesd’Israël (IAI) n’est pas moins remarquable. Il a été le pilote d’essai en chefqui a permis de développer et de tester les premiers chasseurs d’Israël : leNesher, une imitation du Mirage, et le Kfir.
Shapira aimera tout particulièrement le Kfir qui combinait la grâce du françaisMirage, la force américaine (avec son moteur J-79 de la General Electric) et latouche locale, le « Yiddishe Kop » (un système avionique et informatiqueisraélien).
12 000 heures de vol 
Parmi les plus folles aventures de Danny Shapira,certaines ont eu lieu dans les coins les plus reculés du monde, lorsqu’ilconvoyait appareils légers ou avions d’affaires vendus par IAI.
En Équateur, il a atterri à bord d’un Arava STOL (Short Take-Off and Landing)sur une piste ridiculement courte de 285 mètres, à 150 mètres sous le niveau dela mer, par une chaleur écrasante de 30°. Les clients avaient déclaré que, siShapira pouvait le faire, ils achèteraient l’avion.
A Bangkok, il a réussi un décollage à partir d’une jetée, ce qu’aucun pilotelocal n’aurait osé tenter, après avoir appris qu’il était impossible detransporter l’appareil par camion comme prévu, en raison d’obstacles au sol.
Il a aussi partagé son cockpit avec des personnages célèbres, pour le meilleurou pour le pire, comme le roi Hussein de Jordanie ou le président Idi Amin Dadad’Ouganda.
Au total, il a volé plus de 12 000 heures dans plus de 100 types d’avionsdifférents. Le vétéran de l’armée de l’air israélienne, le général de réserveRan Ronen voyait en lui le pilote le plus naturel aux commandes du manche àbalai. Ses collègues le surnommaient, le Chuck Yeager d’Israël, pas seulementpour ses records en vol, mais pour avoir contribué, comme l’emblématiqueaviateur américain, à façonner le cours même de l’aviation israélienne etrester, aujourd’hui encore, un modèle pour les futurs pilotes qui veulentapprendre à voler avec grâce même sous pression.
C’est donc fort logique qu’en mai dernier, il ait été choisi pour allumer unetorche lors de la 65e cérémonie de l’Indépendance. « Je suis vraiment ravi »,avait-il déclaré, « c’est un grand honneur d’être reconnu par l’armée de l’Air,l’armée israélienne et mon pays. » Mais sa plus grande fierté, il la tire de safille, Irit, chef de cabine expérimentée, et de ses deux fils pilotes. Toustrois ont été élevés dans la tradition de la haute voltige. Shapira a même eul’occasion de voler avec ses fils, lors de la première guerre du Liban, en1982. Le père, réserviste, était alors aux commandes d’un Arava, Ronen pilotaitdes chasseurs F-15 de la base de Tel Nof (il abattra 2 MiG) et Oded faisait desprouesses aux manettes d’un Kfir que son père avait aidé à développer.Aujourd’hui, Ronen vole encore en tant que pilote d’essai pour les Industries aérospatialesd’Israël et Oded est capitaine chez El Al, tout en restant pilote de réserve deF-16 dans les rangs de Tsahal.
Un père avant tout 
Shapira aime à raconter comment sa principale préoccupationau cours de cette mission de 1967, alors qu’il luttait pour sa vie contre lemissile sol-air lancé par l’Egypte, était de ne pouvoir assister à labar-mitsva de son fils Ronen, prévue le samedi suivant, si jamais il étaitabattu.
« Sur le chemin pour attaquer l’aéroport occidental du Caire, j’étais absorbédans mon vol. Soudain, l’engin est venu siffler sous le nez de mon Mirage à 900km/h, à moins de 30 mètres sous moi », raconte-t-il.
Il fait une pause et révèle une émotion inhabituelle pour cet homme habitué auxgrandes sensations.
Après tout ce qu’il a accompli, son travail pour adapter le Mirage aux besoinsspécifiques d’Israël, l’accompagnement personnel pour le rapatriement en Israëlde chacun des appareils, sa maîtrise du MiG et les heures passées à aider lespilotes à comprendre comment le vaincre, rien ne semble pouvoir apaiser lacrainte qui s’était emparée de lui ce jour-là.
« L’idée, très plausible, que je puisse ne pas revenir à ce moment précis del’existence de notre famille me fait presque monter les larmes aux yeux »,note-t-il.
« Heureusement, nous avons vite traversé la zone de tir et chaque fibre de monêtre s’est recentrée sur la mission. » Les résultats étaient prévisibles.Shapira a atteint sa cible, évité les missiles SA-2 et continué à combattre.Son escadron lui accordera tout de même un congé le dernier des six jours deguerre, pour pouvoir se tenir aux côtés de son fils Ronen, lorsque celuici aété appelé à lire la Torah. Et quand, à juste titre, toute la famille Shapira alevé les yeux vers le ciel, en ce Shabbat matin, elle a pu voir les formationsd’avions de combat de l’aviation israélienne en route pour les dernièresbatailles du plateau du Golan.
« C’était un moment très symbolique », se souvient Shapira. « Mais ce qui m’avraiment touché, c’est quand j’ai expliqué à mes enfants qu’il n’y aurait pasde fête organisée après la cérémonie, en raison de la guerre. Ils m’ont dit quej’étais rentré sain et sauf, et qu’ils n’avaient besoin de rien d’autre. »