L’exode moderne

Il y a quelque 3 300 ans, les Hébreux sortaient d’Egypte.

Exode (photo credit: Reuters)
Exode
(photo credit: Reuters)
Ces dernières décennies, les Juifs éthiopiens sont passés par bien des souffrances pour atteindre Israël. Beaucoup ont davantage en commun avec les survivants de la Shoah que se l’imaginent les Israéliens de souche. Le traumatisme psychologique dont ils souffrent présente en effet de grandes similitudes avec celui des rescapés des camps de concentration.
Et pourtant, en Israël, une seule et unique association s’attache à soulager leurs angoisses, avec l’aide de professionnels qui ont vécu la même histoire. Il semblerait que pour l’heure, les organes de l’Etat n’ont pas encore pris la mesure du problème ; peut-être même ne se sont-ils pas rendu compte qu’il y en avait un.
Le professeur Danny Brom, directeur du Centre israélien pour le traitement des psychotraumatismes à Jérusalem (www.traumaweb.org) n’avait pas imaginé l’ampleur du traumatisme avant de rencontrer, puis d’engager Asher Mekunnet Rahamim.
“Depuis que je travaille avec lui, Asher m’a appris beaucoup de choses sur le sionisme”, explique-t-il. “Il faut savoir qu’en fait, les Juifs éthiopiens n’ont pas fui leur pays natal. C’est un combat purement sioniste qu’ils ont mené, et il leur a fallu beaucoup de courage. Un grand nombre d’entre eux souffrent, encore aujourd’hui, d’un trauma intense.”
Nous avons rencontré Asher Rahamim et Danny Brom dans les locaux du Centre, dans le quartier de Kiryat Hayovel. Le premier retrace son itinéraire : “Je suis né en 1968 dans un village de la région de Gondar où vivaient 250 familles juives.
Chez moi, nous étions onze enfants et toute mon enfance a été bercée d’histoires de Jérusalem. Mon père était l’un des seuls habitants du village à écouter la radio. Le Shabbat, à table, il nous rapportait les informations qu’il avait entendues au cours de la semaine.”
En 1973, Asher a cinq ans lorsque son grand frère, l’aîné de la famille, quitte l’Ethiopie pour Israël à bord d’un bateau de pêche. “Il a débarqué à Eilat. Il nous envoyait des lettres, mais sans décrire sa vie, sans parler des difficultés immenses qu’il rencontrait ni de ses angoisses. Aujourd’hui, il travaille dans l’aéronautique.
Mais je comprends pourquoi il ne nous racontait que les aspects positifs de son arrivée. Il disait : ‘Avec une main, on mange, avec l’autre, on travaille.’ Il avait envie que je le suive en Israël, c’est pourquoi il nous cachait une partie de la vérité.
“Au village, il y avait une colline qu’on appelait Jérusalem. C’était là que nous allions prier. Et chaque fois que des amis venaient, je les suppliais de prier pour que je puisse un jour vivre à Jérusalem.”
Comme Jacob et Joseph
Il n’est donc pas surprenant qu’Asher ait quitté sa maison à l’âge de 13 ans. Un ou deux ans plus tard, allait commencer l’opération Moïse, au cours de laquelle l’Etat d’Israël évacuerait clandestinement quelque 8 000 Juifs éthiopiens en Israël, via le Soudan, qui avait donné son accord pour l’opération. C’était au cours de l’hiver 1984-85. Pas moins de 4 000 personnes allaient périr sur le trajet, parcouru à pied, entre l’Ethiopie et le Soudan.
Asher n’a pas prévenu ses parents de sa décision : il ne voulait pas qu’ils tentent de le dissuader. Avec l’un de ses frères, il part donc à pied rejoindre un groupe de 63 autres Juifs. Pour rassembler l’argent nécessaire, il travaillera pendant deux ans et demi au Soudan, comme vendeur de glaces, homme de ménage ou autres petits boulots. “Quand nous sommes arrivés au Soudan, mon frère avait 22 ans. Nous n’habitions pas ensemble, mais nous nous voyions souvent. C’est seulement quand nous nous sommes installés en Israël que nous avons écrit à nos parents pour leur dire que nous allions bien.”
Cette nouvelle, ajoute-t-il, a dû leur faire le même effet que quand le patriarche Jacob a appris que son fils Joseph était vivant et qu’il était en Egypte. Les parents d’Asher n’arriveront pour leur part en Israël qu’en 2004. Une fois dans le pays, Asher est inscrit au pensionnat Mikvé Israël et apprend l’hébreu, qu’il parle couramment aujourd’hui.
“J’avais vécu des expériences traumatisantes, mais je n’ai pas eu le temps d’avoir des cauchemars. J’avais bien trop à faire. Au lycée, j’étais trop lent pour recopier le tableau, si bien que je restais après la classe pour terminer. Je ne comprenais pas grandchose, surtout en maths.
Mais j’ai eu une professeure extraordinaire : elle restait avec moi et, quand elle voyait que je n’avais pas bien réussi un contrôle, elle me disait : ‘Ne regarde pas ta note’, et elle retournait la feuille.
Elle était sûre que j’avais un potentiel. Et sa confiance me remontait le moral !” A la fin de l’année scolaire, ses notes avaient déjà grimpé, grâce à cette femme et à un immigrant de Hollande, Gideon Yaari Cohen, qui l’avait “adopté”.
“En fait, je ne voulais pas qu’il m’adopte, parce que cela signifiait, quelque part, que je n’avais plus mes parents. Il m’a proposé de m’aider en maths, une matière vraiment difficile pour moi, et m’a donné des cours particuliers gratuits.”
La discrimination raciale toujours d’actualité
Après avoir étudié l’hébreu à l’oulpan, Asher part au service militaire, puis étudie la gestion à Ashdod. Il cherche ensuite du travail avec un camarade de sa classe, d’origine marocaine, et se voit proposer un salaire de départ à 2 800 shekels (560 euros), alors que son ami, qui a fait les mêmes études et a les mêmes qualifications, se voit offrir près du double. C’est à ce moment que ce jeune Juif d’Ethiopie comprend qu’il ne pourra jamais s’imposer dans une telle entreprise.
A Kiryat Malachi, des propriétaires ont refusé de vendre des appartements à des immigrants d’Ethiopie. A un arrêt de bus de Mevasseret Tsion, le chauffeur a reproché à deux jeunes filles, éthiopiennes elles aussi, de sentir mauvais. On le voit, la discrimination raciale est loin d’avoir disparu en Israël.
“Dès lors, j’ai repris des études de médiateur, puis j’ai travaillé dans des écoles de tout le pays pour aider les immigrants éthiopiens.
Seulement, il me manquait des outils. J’ai donc décidé de m’inscrire à l’Université hébraïque pour étudier le travail social. J’ai reçu une bourse et obtenu mon diplôme, puis j’ai travaillé comme assistant social pour la municipalité de Jérusalem pendant cinq ans auprès d’un public varié.”
C’est alors qu’il rencontre Danny Brom, Israélien d’origine hollandaise qui, depuis son aliya, de nombreuses années plus tôt, est spécialiste du traumatisme psychique.
“Pendant la deuxième Intifada, nous avons reçu de l’argent de l’UJA/Fédération de New York pour créer une formation destinée aux immigrants de diverses communautés. Asher a suivi ces cours”, se souvient Danny. “Il s’agissait entre autres d’aider les immigrants d’Ethiopie à supporter cette période d’attentats.”
“Par rapport à ce que les Ethiopiens ont enduré pendant l’opération Moïse et après, je considère ma propre aliya comme une promenade de santé”, déclare Asher.
“Malgré mon jeune âge, j’ai réussi à faire face aux difficultés. Et aujourd’hui, alors que j’habite Jérusalem depuis 13 ans, je continue à me demander chaque matin quand je me réveille : ‘Est-ce que c’est vrai que je vis à Jérusalem ? Est-ce que je ne rêve pas ?’ Je suis heureux.”
La longue sortie de Gondar
En 1999, Asher a épousé une Juive éthiopienne qui a fait son aliya en 1984, à l’âge de 12 ans, avec ses parents. Ensemble, ils ont quatre enfants. “Ce sont d’adorables petits Israéliens”, dit-il, aussi fier qu’incrédule.
Et pourtant, le traumatisme subsiste. Si presque toute sa famille est désormais installée en Israël, l’un de ses frères a disparu à la frontière du Soudan. Fin 1992, à l’issue de son service militaire à Tsahal Asher est parti en Ethiopie et au Soudan pour tenter de le retrouver. “Il aurait 56 ans aujourd’hui. Il a laissé une femme et quatre enfants, et l’une de ses filles est déjà mariée.”
Aujourd’hui, 5 500 immigrants venus d’Ethiopie habitent Jérusalem, mais la majorité vivent en dehors de la capitale, bien qu’ils aient longtemps rêvé de celleci, explique Asher. “Je travaille au Centre depuis 2006. Au début, je m’occupais des suicides dans la communauté. Il y en avait très peu chez les Juifs en Ethiopie, tout comme il était très rare qu’un mari tue sa femme. Là-bas, c’était l’antithèse de la vie ici : on protégeait tellement les femmes que, quand la femme travaillait à la cuisine, le mari restait à l’extérieur pour la protéger. Il y avait des limites bien définies.”
En Ethiopie, il n’était pas facile d’obtenir l’autorisation d’aliya, et une fois celle-ci en poche, les problèmes commençaient, raconte Asher. “Aucune communauté juive au monde n’a eu à subir un processus aussi long avant d’arriver en Israël.
Pendant cette période d’attente, les mariages étaient soumis à rude épreuve, avec tout le stress... L’un des pires traumatismes psychologiques a été la conversion, qui nous a été imposée bien que le grand rabbin de l’époque, Ovadia Yossef, ait reconnu en 1973 que les Falashas (ces Juifs éthiopiens convertis au christianisme) étaient juifs.”
Une insulte à la virilité
Selon Asher, beaucoup d’hommes n’étaient pas préparés psychologiquement au processus de conversion, qui comprenait une circoncision ou l’acte symbolique consistant à faire jaillir quelques gouttes de sang et à s’immerger dans un mikvé (bain rituel). Ils se sentaient juifs. Subir une circoncision une fois adulte est très douloureux ; c’est en outre considéré par certains comme une insulte à la virilité, ce qui peut affecter au plus haut point la vie sexuelle d’un couple. Cela a posé un gros problème, notamment aux Falash Mura, les Juifs éthiopiens que l’on avait obligés à se convertir au christianisme dans leur pays natal. “Certains sont devenus impuissants après cela. Du coup, ils soupçonnaient parfois leur femme d’infidélité”, explique Asher, dont le propre frère a dû subir une circoncision.
Ce n’est qu’après celle-ci et l’immersion dans le mikvé que l’on dit aux immigrants qu’ils sont devenus juifs. Pourtant, tous se considéraient déjà comme juifs avant cela.
Asher ne porte pas la kippa, mais il se présente comme un Juif qui fait des mitsvot (bonnes actions). “Je ne m’étiquette ni comme laïc, ni comme religieux”, précise-t-il. “Moi, on ne m’a pas demandé d’aller au mikvé quand je suis arrivé. Et si cela avait été le cas, je ne l’aurais pas fait.”
Autres sources de traumatisme pour les femmes : le viol et la perte violente d’êtres chers. Sur 16 000 personnes arrivées via le Soudan lors de l’opération Moïse, 4 000 sont décédées, mortes sur la route ou tuées dans les camps de transit.
“Dans les camps, les conditions sanitaires n’étaient pas toujours bonnes et certains sont morts d’infection ou d’épidémies.
Il y avait des dizaines de décès par jour. Nous tournions des films-témoignages sur place pour en garder la trace.” Asher se souvient qu’en 1985/86, un fossoyeur lui a dit avoir enterré 3 000 Juifs.
En outre, pendant un temps, la farine que l’on distribuait dans les camps du Soudan avait une odeur de kérosène et les gens avaient la diarrhée. “La bonne farine allait aux camps de militaires, mais certains ne voulaient pas aller se plaindre, car ils avaient laissé leur famille derrière eux et ils avaient peur pour elle. Ce n’est qu’aujourd’hui que ces informations sont révélées”, explique Asher.
Personne ne songe à quitter Israël
Danny Brom évoque les ateliers gratuits organisés par son Centre, mais aussi d’autres à Jérusalem, Ashdod et Kiryat Gat (en amharique), afin d’aider les immigrants à dépasser leur traumatisme.
“Les gens de la communauté sont nos yeux et nos oreilles. Les anciens immigrants sont encouragés à parler de leur expérience et de leurs souvenirs. Des interviews vidéos sont menées. Les femmes ont davantage recours à ce service que les hommes, car elles savent mieux décrire leurs sentiments.
“Les ateliers sont menés de la même façon que pour les groupes de rescapés de la Shoah, à l’époque où on les faisait évoquer leur vécu”, explique-t-il. “Et la famille en discute ensuite à la maison. Découvrir qu’ils ne sont pas les seuls à avoir souffert aide à soulager leur douleur.”
“Le gouvernement aurait dû apprendre de ses erreurs pour ce qui concerne l’intégration des communautés d’immigrants.”
Seules des fondations privées subventionnent les ateliers, dont l’Institut national des assurances (Bitouah Leoumi) a néanmoins fini par reconnaître la nécessité. Les ministères concernés, en revanche, n’ont pas encore pris la mesure de l’urgence et n’apportent aucune contribution.
Il y a cinq ans, Zahava Solomon, professeure spécialiste de l’épidémiologie psychiatrique et du travail social à l’université de Tel-Aviv, a examiné 600 Juifs éthiopiens adultes et a déterminé que 28 % d’entre eux souffraient de troubles de stress post-traumatique (TSPT). Parmi le public israélien (une population qui vit des guerres, du terrorisme, des accidents de la route et de nombreux autres événements traumatiques), la moyenne des victimes de ce trouble s’élève à 9 %.
“Nous leur demandons à quel moment ils ont eu l’impression d’être ‘arrivés dans le pays’”, raconte Asher. “Certains répondent que c’est au moment où ils ont posé le pied sur le sol israélien, mais d’autres disent qu’il leur a fallu des années pour sentir qu’ils faisaient bel et bien partie de la société. D’autres encore affirment se sentir encore totalement rejetés.”
Les récentes manifestations organisées à Jérusalem et à Kiryat Malachi en faveur des droits des immigrants éthiopiens nous ont appris beaucoup de choses, estime-t-il.
“C’est la jeune génération qui manifeste, ceux qui sont nés en Israël ou qui sont arrivés ici très jeunes. Ils veulent faire partie intégrante du pays, être indépendants et égaux. Ces récentes manifestations ressemblaient beaucoup à celles du boulevard Rothschild à Tel-Aviv cet été : les manifestants communiquent sur Facebook et sur d’autres réseaux sociaux. Ils ne sont pas en colère contre l’Etat, mais contre ses politiques. Ils aiment leur pays.”
“La communauté juive d’Ethiopie ne cherchait pas une vie meilleure en venant ici”, conclut Asher. “J’aurais très bien pu aller me réfugier aux Etats-Unis au lieu de faire mon aliya. Mais nous n’y avons jamais songé. Personne (ou alors un nombre infime de cas exceptionnels) dans notre communauté ne souhaite quitter Israël. Non, nous voulons simplement rendre le pays meilleur.