Loin de leur douleur

Elles ont perdu un fils, une fille ou un mari dans une guerre ou dans un attentat. Mais pendant huit jours, elles ont laissé derrière elles leur baluchon de tristesse et se sont envolées vers l’Europe, où les attendaient le réconfort et une énergie retrouvée

Les mères de soldats défunts retrouvent le sourire (photo credit: DR)
Les mères de soldats défunts retrouvent le sourire
(photo credit: DR)
C’est l’histoire de 25 mères endeuillées qui forcent le respect. Des femmes qui ont tout perdu et tentent de vaincre la peine, de trouver le courage d’affronter le monde avec le sourire.
Depuis 2001, l’organisation non gouvernementale One Family soutient les victimes du terrorisme, blessées ou affligées par la mort d’un proche. En février dernier, l’ONG a offert à 24 mères et une épouse endeuillées un voyage en Europe. Objectif : leur insuffler un nouvel élan, réveiller leur capacité à affronter l’avenir avec lucidité et optimisme.
Ces femmes ne se connaissaient pas. Elles avaient simplement en commun la douleur d’avoir perdu un être qu’elles chérissaient plus que tout au monde dans une guerre d’Israël ou dans un attentat terroriste. Elles appréhendaient de partir en Europe, d’être confrontées à un climat d’antisémitisme et à un vif sentiment anti-israélien. Pourtant elles ont surmonté leur angoisse et se sont embarquées pour une aventure de huit jours. Au programme : Paris, Anvers, Amsterdam, Bruges, Knokke et Bruxelles.
« Quand on perd un enfant », explique Yonatan Amit, le psychologue de One Family, « il se crée un vide, un espace impossible à combler. On reste torturé à jamais par la pensée de ce que cet enfant aurait pu devenir. Ce fils ou cette fille nous manque, et ce sentiment ne fait que s’exacerber avec le temps. Il ne s’efface pas à la manière d’un souvenir. Tout ce que l’on fait après la perte de l’enfant est terni par les couleurs du chagrin et il est très difficile de trouver de l’énergie, même pour affronter le quotidien. Quand des mères endeuillées quittent leur vie de tous les jours pour partir en vacances, cela leur apporte une provision d’énergie qui leur permet ensuite de continuer à vivre avec leur perte et la douleur qu’elle engendre. »
Une personne qui a perdu un enfant ou un conjoint ne peut guérir de sa peine, mais le voyage leur permet de prendre du recul par rapport à leur douleur et de retrouver une énergie ensevelie pour mieux affronter leur réalité. « Cela ne va pas cicatriser leur blessure, mais leur apporter de nouvelles forces pour qu’elles puissent continuer à vivre avec leur perte », explique Amit.
Depuis sa création, One Family organise régulièrement des voyages dans des communautés juives de diaspora pour des enfants ou des jeunes adultes endeuillés, ainsi que pour des soldats blessés. En 2014, la fondatrice de l’ONG, Chantal Belzberg, avait emmené des mères originaires de Jérusalem. Cette année, ce sont des femmes du sud d’Israël qui ont pris le chemin de la guérison.
Retrouver le sourire
One Family divise le pays en quatre grandes régions, qui ont chacune leur responsable. Malheureusement, le nombre de femmes endeuillées dans chacun de ces districts est bien supérieur à l’effectif que l’on peut emmener en voyage. Mais beaucoup de femmes ne peuvent pas se libérer pour de multiples raisons : elles travaillent, ont des enfants encore petits, ou ne veulent pas partir sans leur mari… Ce qui réduit considérablement la liste des candidates à l’expérience.
Evidemment, celles qui ont le plus besoin de cet intermède, celles qui subissent le plus de stress et qui sont les plus lentes à se remettre ont la priorité. Mais il est également important de considérer la dynamique du groupe et il est crucial de choisir des femmes qui pourront interagir, explique la fondatrice de l’ONG.
A un niveau plus technique, trouver des sponsors et des familles d’accueil n’a pas été simple. Mais Chantal Belzberg est née et a grandi à Anvers. C’est grâce à son cercle de connaissances, grâce à l’aide de deux de ses cousines, Shifra Zultzbacher et Yehudit Sanderovitch, qui habitent en Belgique, et d’une bénévole française, Oriella Bliach, que le voyage a été une réussite, explique-t-elle.
Tzila Rahamim a perdu son fils le 15 novembre 2002. Gadi avait 19 ans. Il effectuait son service militaire dans la police des frontières. Il accompagnait, avec 11 autres soldats, un groupe de fidèles juifs qui revenait du Caveau des patriarches un vendredi soir, lorsqu’ils sont tombés dans une embuscade.
Pour elle, ce voyage a été « une semaine de bonheur » : « Je me suis propulsée dans un autre monde. Je me suis dit : “Tzila, tu dois être forte et trouver le courage de t’autoriser à être heureuse”. Et j’y suis arrivée. Depuis, mon moral s’est amélioré. Cela m’a donné des forces pour affronter le quotidien. J’étais triste et là-bas, j’ai rencontré des femmes qui me comprenaient et qui m’ont entourée d’affection. »
Le fils de Michal Turgemann, Yaïr, 22 ans, a été tué le 20 octobre 2004 quand un sniper palestinien a ouvert le feu sur sa position près de Mevo Dotan en Samarie. « Je voulais oublier. Je voulais rire. Je voulais juste me retrouver avec d’autres femmes comme moi pour m’amuser avec elles. Cela m’a donné des forces pour revenir ici et continuer à vivre. J’ai tout oublié, j’ai découvert une multitude de nouvelles choses : la tour Eiffel et la Joconde à Paris, les moulins en Hollande… Et à Anvers, l’office de Shabbat à la synagogue m’a beaucoup impressionnée… Il n’y a pas de mots pour expliquer tout le bien que cela m’a fait. »
« J’ai vu de mes yeux les bienfaits qu’apporte un voyage à l’étranger sur un groupe de mères endeuillées », explique Chantal Belzberg. « Lorsqu’elles sont loin de chez elles, loin de leur maison remplie de souvenirs, détachées du lieu où s’est déroulée leur tragédie, elles parviennent à respirer plus librement, à pousser un soupir de soulagement et à regarder l’avenir avec optimisme. Voir de nouveaux lieux, découvrir de nouvelles choses les distrait de la charge émotionnelle qu’elles portent au jour le jour. Et puis, être avec d’autres mères, qui ont connu la même perte, leur offre l’opportunité de développer de nouvelles amitiés, profondes et vraies, où elles trouvent du soutien, ce qui est l’une des clés de la santé psychique d’une mère. » Jour après jour, leurs larmes se font moins brûlantes, leur cœur s’allège et leurs rires résonnent de nouveau.
Le soutien de la diaspora
A Paris, elles ont admiré le Champ de Mars et la tour Eiffel, se sont émerveillées devant la Joconde de Léonard de Vinci… Mais elles se sont également recueillies devant l’Hypercacher de Vincennes. Ces femmes, blessées au plus profond d’elles-mêmes, ont eu la gorge nouée par l’émotion devant les milliers de fleurs et de bougies déposées sur le parking de l’épicerie cachère.
Autre ingrédient essentiel à la réussite de ce voyage : le contact personnel avec les hôtes. Ces derniers parlaient tous l’hébreu. Dans ces maisons qui les accueillaient, chez ces juifs de diaspora, les mères endeuillées ont donc pu évoquer leur drame personnel.
A Anvers, où vit une communauté juive florissante, 10 familles ont chaleureusement accueilli ces femmes dans des maisons cachères. Elles les ont hébergées, choyées et entourées.
Les contacts avec les membres des communautés juives à l’étranger, expliquent Chantal Belzberg, constituent un élément crucial du voyage. « Des familles juives de diaspora leur témoignent une immense affection et cela produit un effet qui va au-delà de ce que vous pouvez imaginer », explique-t-elle. « Tout à coup, elles se rendent compte que des gens qu’elles n’ont jamais vus et qui vivent à des milliers de kilomètres se soucient d’elles, veulent les entendre parler de leur enfant et reconnaissent l’immense sacrifice qu’elles ont fait pour le peuple d’Israël. Pour ces mères, cela signifie que leur enfant n’a pas été oublié et qu’il n’est pas mort pour rien, deux révélations fondamentales et nécessaires pour réduire la douleur de la perte. »
Et les hôtes font écho à ce sentiment. « Nous voulions leur faire honneur et leur permettre de prendre du bon temps », explique Leah Hirsch, qui est née à Jérusalem et vit depuis de nombreuses années à Anvers, où elle a fondé un centre pour femmes, Beit Linda, voué au développement personnel et à la réalisation de soi. « Nous avons ri et pleuré avec elles, nous les avons écoutées. Je pense que nous avons reçu plus que nous n’avons donné, mais elles, elles affirment le contraire. Ces femmes nous ont insufflé du courage. Nous nous sommes senties très proches d’elles : parce qu’en fait, nous sommes une seule nation, un seul corps, une seule famille… »
Les yeux remplis de larmes et la voix rauque, Tzila Rahamim confie : « Depuis 13 ans, je pleure tous les jours, toute la journée. Cette douleur ne me laisse pas de répit. J’ai mal en permanence. Je n’ai pas envie de sortir, pas envie de quitter ma maison. En fait, je suis allée là-bas pour libérer mon cœur, je suis allée là-bas pour faire le deuil. »
Puis un sourire éclaire soudain son visage : « Ce voyage, je l’ai fait pour Gadi. Il était avec moi tout le temps. Ce voyage m’a transformée. Je ne pensais pas que cela puisse être possible, mais j’ai l’impression d’être de nouveau vivante, enfin, un peu… »
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