L’Egypte est-elle en train de perdre le Nil ?

Les politiciens égyptiens sont fous de rage : l’Ethiopie chercherait à détourner les eaux du Nil.

P8 JFR 370 (photo credit: Reuters)
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L’Egypte est en état de choc. Le 28 mai dernier, l’Ethiopie a annoncéque pour permettre la construction d’un barrage sur le Nil Bleu, elle allaitdétourner temporairement le fleuve. L’Egypte est le don du Nil, disaitHérodote, il y a près de vingt-cinq siècles. Aujourd’hui encore, rien n’achangé. Né au coeur de l’Afrique, le fleuve, qui se jette dans la Méditerranéeaprès une course de 6 650 kilomètres est source de vie pour l’Egypte. C’est luiqui a permis la naissance d’une florissante civilisation depuis l’aube del’histoire.
Dans un pays, continuation du Sahara et désertique à 96 %, le Nil ne secontente pas d’irriguer les terres qu’il traverse : il charrie le limon arrachéà ses berges africaines et le dépose tout au long de sa vallée, créant uneétroite bande fertile de 40 000 km2. Au sortir de la capitale, il se divise endeux branches qui forment un delta où se concentre la quasi-totalité del’agriculture du pays. Sur une population totale estimée à 85 millionsaujourd’hui, près de 98 % des habitants vivent dans la vallée du Nil.
Voilà des siècles que l’Egypte considère que ce fleuve lui appartient,n’acceptant d’en céder qu’une toute petite partie au Soudan, le voisin arabequi a longtemps fait partie de l’empire égyptien. Un accord signé en 1929,alors que les deux pays et une grande partie de l’Afrique sont sous dominationanglaise, attribuait à l’Egypte 48 milliards de m3 sur les 85 qui coulentchaque année dans le fleuve. Le Soudan en recevait 4.
Le Caire avait le droit de superviser le Nil tandis qu’il était interdit auxpays africains en amont de construire des barrages.
Le traité d’Entebbe 
En 1959, le traité est amendé pour donner à l’Egypte 55,5milliards de m3 et 18,5 au Soudan, soit 87 % des précipitations annuelles – lereste étant réparti entre les pays du Haut-Nil, l’Ethiopie, la Tanzanie,l’Ouganda, le Burundi, le Kenya et le Congo. Et Le Caire est autorisé àconstruire le barrage d’Assouan et son réservoir, le lac Nasser, d’une capacitéde 168 milliards de m3.
C’en est alors fini des crues qui dévastaient la région du Caire et le Delta ;de vastes quantités d’eaux sont disponibles pour la consommation etl’irrigation ; enfin la production d’électricité du barrage s’élève à 2 100mégawatts.
L’Egypte, qui est aujourd’hui encore essentiellement un pays agricole, estincapable d’envisager un avenir sans l’accès continu et libre aux eaux dufleuve.
Seulement voilà, en cinquante ans l’Afrique a beaucoup changé et les paysnouvellement indépendants du Haut-Nil ont besoin d’une quantité croissanted’eau – pour leurs populations en expansion, pour leur agriculture, leurindustrie et la production d’électricité.
Depuis dix ans, ils pressent en vain l’Egypte de discuter du problème.
Non seulement Le Caire continue à se fonder sur les anciens traités pour leurinterdire de tirer profit du fleuve le long duquel ils vivent, mais l’Egypteexerce aussi de fortes pressions pour dissuader la Banque mondiale de financerdes projets touchant au Nil et menace plus ou moins ouvertement les pays quienvisagent de tels projets. Ce qui n’arrange rien.
En fin de compte, les pays du Haut-Nil ont décidé, en 2010, au cours d’uneconférence tenue à Sharm el-Sheikh, de soumettre le « Traité d’Entebbe » quidressait les grandes lignes d’une coopération entre tous les pays riverains dufleuve et d’une répartition plus équitable répondant aux besoins des uns et desautres. Mais L’Egypte refusera de discuter de ce projet censé remplacer lestraités de 1929 et 1959, qu’elle considère comme toujours en vigueur.
Les pays riverains décident alors de procéder à la ratification du traitéd’Entebbe. Et les pays africains continuent à planifier la construction desbarrages dont ils ont besoin.
Le détournement éthiopien 
La crise actuelle concerne l’Ethiopie, où le Nil Bleu– qui fournit 85 % des eaux du fleuve – prend sa source.
Il s’agit du plus grand pays de la région et sa population devrait dépassercelle de l’Egypte dans les prochaines décennies.
Addis-Abeba projette de construire plusieurs barrages, dont le plus important,dit de la Renaissance, retiendra plus de 200 milliards de m3 dans son réservoiret fournira 6 000 mégawatts d’électricité.
Face à l’intransigeance égyptienne, l’Ethiopie ne se laisse pas impressionneret va de l’avant.
L’annonce de la diversion temporaire du fleuve faite la semaine dernière –quelques heures après une rencontre entre le président égyptien et le Premierministre éthiopien – a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Il y a d’abordl’insulte, car rien n’avait été dit à Morsy. Il y a surtout le sentiment quec’est l’existence même de l’Egypte qui est menacée. L’Ethiopie a beau dire queles quantités d’eau atteignant l’Egypte ne seront pas changées, que leréservoir ne commencera pas à fonctionner avant l’an prochain et n’atteindra sapleine capacité qu’en 2017, les Egyptiens n’y croient pas. Ils sont convaincusque le remplissage du réservoir ralentira forcément le débit du fleuve. Or laconsommation d’eau per capita en Egypte est déjà tombée à 759 m3 par an, trèsaudessous du minimum fixé par l’ONU qui est de 1 000 m3.
Ce n’est pas encore la panique, mais l’inquiétude grandit. Une commissiontripartite formée d’experts de l’Egypte, du Soudan et de l’Ethiopie a rendu sesconclusions la semaine dernière, qui sont à l’étude, et d’autres vérificationsseront peut-être nécessaires. Mais la classe politique, elle, n’attend pas.
Certains demandent une position plus ferme vis-à-vis de l’Ethiopie et desautres pays riverains ; d’aucuns parlent d’action militaire ou de faire sauterle barrage.
Hamdeen Sabahi, leader du parti nassériste et ancien candidat à la présidencevoudrait voir des sanctions contre l’Ethiopie, allant jusqu’à interdire letransit des vaisseaux de ce pays par le canal de Suez, une mesure qui devraitégalement s’appliquer aux Etats-Unis, à l’Italie et à Israël, « coupables »selon lui d’avoir contribué au financement du projet.
Le ministre de l’Irrigation rejette tout recours à la force et dit qu’il estencore temps de négocier.
Mais un ancien ministre de l’Agriculture estime que construire le barragerevient, pour les Ethiopiens, à utiliser leurs forces armées contre l’Egypte.
Pour aggraver encore la situation, le Soudan, allié traditionnel de l’Egyptedans le dossier de l’eau, est, semble-t-il, arrivé à la conclusion que lebarrage n’aura pas d’impact négatif sur lui. Il faut dire que, bénéficiant defortes précipitations annuelles, il ne manque pas d’eau alors que l’Egyptedépend totalement du Nil.
Israël pointé du doigt 
Comme à l’accoutumée, Israël est montré du doigt, accuséde « monter » Addis-Abeba contre Le Caire et même d’accroître les besoins eneau de l’Ethiopie… par l’assistance technique en matière agricole, accordée àce pays ! L’Egypte « oublie » qu’elle a ellemême bénéficié d’une assistanceconsidérable dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et que c’estgrâce à la technologie israélienne qu’elle peut aujourd’hui faire pousserfruits et légumes sur les terres légères du désert.
Les Egyptiens refusent d’admettre que ce sont les techniques israéliennesd’irrigation en goutte à goutte et les variétés de fruits et légumes fourniespar Israël qui font le succès de leur agriculture.
Des milliers de jeunes égyptiens ont fait des stages de formation au KibboutzBror Hail où ils ont appris à cultiver les sols légers du désert en économisantl’eau.
Alors que la crise était prévisible, compte tenu des besoins croissants desautres pays riverains, l’Egypte n’a rien fait pendant les années Moubarak pourtenter de trouver un compromis. L’opposition étant inexistante, personne n’asoulevé le problème, et la presse, muselée, n’a jamais pu publier les étudesqui auraient contribué à éclairer l’opinion publique.
Le paradoxe, c’est que le bassin du Nil reçoit chaque année des précipitationsdépassant 1 600 milliards de m3 d’eau dont seulement 85 milliards arrivent aufleuve, et qu’une partie s’évapore tandis que des marécages se forment etralentissent le cours du Nil. Un effort concerté de tous les pays riverains,financé par la Banque mondiale, pourrait donc considérablement accroître ledébit du fleuve.
Mais, alors qu’il n’y a pas de temps à perdre, rien n’est fait. L’Egypte serefuse à voir la situation en face et ne veut pas négocier. Quand ce grand paysen crise, menacé par un désastre agricole pouvant entraîner une famine,comprendra-t-il enfin qu’il y a urgence ? L’Egypte estelle capable d’accepterle fait que des négociations débouchant sur une solution équitable prenant encompte les besoins légitimes de tous les pays du Nil sont pour elle unenécessité vitale ?