Religieuses et actives

Les femmes ultraorthodoxes occupent une place de choix dans l’économie du pays. Une main-d’œuvre avec laquelle il faut désormais compter

Des femmes ultraorthodoxes travaillent dans une entreprise de haute technologie (photo credit: REUTERS)
Des femmes ultraorthodoxes travaillent dans une entreprise de haute technologie
(photo credit: REUTERS)
 Comment amener les hommes ultraorthodoxes sur le marché de l’emploi est une question qui préoccupe souvent les médias ces derniers temps. Les femmes, elles, prennent de plus en plus leur place dans le monde du travail et développent ainsi leur propre source de revenus.
 Les chiffres publiés par le Bureau israélien des statistiques et la Banque d’Israël offrent une certaine perspective sur la place de la main-d’œuvre féminine dans l’économie du pays. Sur l’ensemble de la population, 73 % des femmes ont une occupation professionnelle. Dans le secteur ultraorthodoxe, 68 % des femmes participent à la population active, dont 35 % dans des emplois à temps partiel dans le domaine de l’éducation (à mettre en parallèle aux 17 % de la population générale). 44 % des femmes ultraorthodoxes occupent des postes à temps partiel.
 Si la tradition veut que les femmes religieuses travaillent pour aider leur mari à étudier la Torah, en ces temps modernes il leur est difficile de trouver des lieux de travail qui respectent les codes de modestie en vigueur dans le monde orthodoxe.
 L’environnement laïc du milieu de travail met bien souvent la femme harédite en porte-à-faux. Si un homme lui tend la main pour se présenter, elle se trouvera bien souvent dans la position délicate d’avoir à expliquer qu’elle ne serre pas la main de la gent masculine. Elle doit faire la sourde oreille aux flirts de bureau, ignorer les jurons désinvoltes de ses collègues, une certaine forme d’humour, et les ragots des uns et des autres.
 Pour éviter ce stress, les femmes ultraorthodoxes ont souvent opté pour des emplois peu rémunérés qui n’offrent guère de possibilités d’avancement : l’enseignement dans des écoles comme celles qu’elles ont elles-mêmes fréquentées, ou des emplois de secrétaires dans des institutions  religieuses.
 Bon nombre d’entre elles ont cependant les capacités nécessaires pour monter leur propre entreprise, ce qui soulève d’autres défis. Une femme peut avoir étudié le graphisme, l’architecture ou le design, mais n’a pas où poser ses papiers et le téléphone, sauf sur la table de la cuisine, après avoir mis les enfants au lit. Elle n’a parfois pas d’autre choix que de recevoir ses clients au salon. Souvent, elle n’a même pas accès à Internet.
Ruche, refuge et pôle d’activités
 Un tel climat n’encourage pas l’esprit d’entreprise chez les femmes ultraorthodoxes en Israël, mais les temps changent. Grâce, notamment, à l’initiative de Temeh, une association à but non lucratif, dont les bureaux sont à Jérusalem, mais dont la portée s’étend au sein des communautés ultraorthodoxes de tout le pays.
 « Temeh » vient de l’hébreu qui signifie « soutien », sous-entendu système de soutien, comme une mère est le « temeh » (le pilier) de son foyer, ou le mur de soutien d’un bâtiment « kir temeh ». L’objectif de l’organisation est de permettre aux femmes religieuses d’exploiter leur plein potentiel dans le domaine de l’entreprise.
 Une visite au bureau de Temeh, au neuvième étage de l’immeuble Sha’arei Ha’ir de la capitale, est des plus édifiantes. L’organisme abrite en particulier « the Hub » ou la Ruche, un pôle d’activités qui met à la disposition de ses membres un espace de travail confortable ultramoderne. D’une sonnerie amicale, une aimable secrétaire vous fait entrer.
 Le hall d’accueil est vaste et clair, agréablement agencé avec des chaises et des tables basses. Des étagères débordant de littérature professionnelle en hébreu et en anglais offrent du matériel à parcourir ou emprunter. Ici et là, des plantes dans des jardinières ajoutent une note de verdure rafraîchissante qui atténue le sérieux des murs gris et chaises de bureau violettes.
 Un petit tour des lieux laisse entrevoir des bureaux à louer à l’heure, à la journée ou au mois. Chacun dispose d’un ordinateur, d’un fauteuil confortable et d’une bibliothèque. Deux grandes salles de conférence, des espaces pour cours et ateliers, et une banque de postes de travail informatiques complètent le tout. Dans une grande pièce, des femmes, écouteurs sur les oreilles, sont assises devant des ordinateurs tandis que le personnel encadrant va de l’une à l’autre, prodiguant conseils et assistance : c’est un centre de formation informatisé pour stages et cours.
Susciter l’intérêt des entreprises
 Une cuisine moderne offre aux adhérents des boissons chaudes, un réfrigérateur et des micro-ondes pour les produits laitiers et pour les plats de viande. Un centre d’impression, photocopies et fax complète l’ensemble.
 Fixé sur un mur, un panneau d’affichage permet aux abonnés de laisser leurs cartes de visite. Des vitrines affichent photos, bijoux et autres travaux réalisés par des artistes qui ont rejoint le Hub. Sur un écran LCD défilent les annonces publicitaires des entreprises des membres du Hub. Sur l’un des côtés, un patio s’ouvre sur le paysage urbain de Jérusalem. Quelques femmes sont assises là à des tables, certaines pour une pause déjeuner, d’autres pour d’informels rendez-vous, et quelques-unes, les yeux rivés sur l’écran de leurs ordinateurs portables, préfèrent travailler à l’air libre.
Shaindy Babad est la directrice de Temeh. Mère de six enfants, cette femme de 40 ans a fait son aliya du New Jersey il y a 21 ans. Elle présente la genèse du projet et ses objectifs.
 « Au début, notre intention était surtout de persuader les entreprises israéliennes qui cherchaient à embaucher du personnel d’envisager l’intégration de femmes ultraorthodoxes au sein de leurs équipes. C’est là-dessus que se sont concentrés tous nos efforts à la base. Il nous a alors fallu examiner les lacunes, les informations et les compétences que les femmes avaient besoin d’acquérir pour intégrer le marché du travail. Parallèlement il nous fallait tordre le cou à bon nombre d’idées reçues et de préjugés », explique-t-elle. « Le point de départ est de susciter un intérêt de la part des entreprises. Dans tous les cas quelques ajustements seront nécessaires. Le niveau « d’adaptation » varie. »
Recrutement à l’envers
 Depuis 2008, Temeh a créé plus de 4 500 emplois pour les femmes. La plupart des stages de formation qu’elle organise répondent aux besoins spécifiques d’entreprises particulières. Une entreprise lance en général un processus de recrutement avant le début de la formation. Les candidates retenues sont celles susceptibles de s’intégrer le mieux au sein de la société. Elles sont embauchées et commencent leur stage, pour une durée variable entre deux semaines et huit mois, selon le cas.
 « Prenez par exemple notre travail avec HRS, une société de codage médical américain », relate Babad. « Notre formation enseigne aux femmes l’anatomie et la biologie en toile de fond. Elles apprennent ensuite le codage proprement dit, qui utilise des dizaines de milliers de codes dont elles auront besoin dans leur travail. Elles seront au service de médecins et d’institutions américaines, et ces codes figureront sur chaque dossier médical en propre. »
 Les stages de formation de Temeh sont en partie financés par le gouvernement, mais ils dépendent principalement de la philanthropie privée. Les dons permettent à l’organisation d’enseigner librement des matières qui ne figurent pas sur les listes gouvernementales. Les cours de formation pour HRS en sont un exemple.
 « Nous mettons ces stages au point de façon à ce que, une fois le premier groupe de femmes embauché, les entreprises continuent la formation par elles-mêmes. Cela fait donc ricochet : il y a effectivement plus de 4 500 femmes en formation maintenant grâce à ces programmes », poursuit Babad.
 « Nous ne sommes pas une agence de recrutement. Nous travaillons à l’envers : nous abordons une compagnie, bien qu’à ce stade, ce soient souvent elles qui se tournent vers nous. Nous leur demandons, “Quels sont vos besoins ? Quel genre de personnel recherchez-vous ? Quels types d’emplois sont disponibles ?” Ensuite, nous recherchons les femmes de la communauté concernée qui correspondent à ces emplois. Parallèlement, nous offrons des cours fortement subventionnés aux collectivités locales afin de préparer les femmes intéressées aux emplois proposés. Nous organisons des cours d’anglais, d’informatique, de gestion du temps de travail entre le bureau et la maison, de connaissances de base. Les compétences informatiques sont indispensables à tous les niveaux, même pour un emploi de caissière dans un supermarché. Nous avons des programmes de formation dans 19 villes différentes à travers Israël, d’Arad à Safed. »
La solitude des femmes entrepreneurs
 Les projets de formation de Temeh se répartissent en deux catégories : ceux qui vont de pair avec les entreprises, et ceux pour les femmes entrepreneurs ou chefs de petites entreprises, centrées au Hub.
« Notre principal objectif était de créer des emplois pour les femmes ultraorthodoxes », explique Babad. « Et nous nous sommes alors trouvées face à des femmes qui ne briguaient pas de poste dans de grandes sociétés de high-tech ou des entreprises comptables, où un groupe important de femmes religieuses travaillent ensemble. Certaines souhaitaient plutôt monter leur propre affaire. »
Ces dernières sont cependant confrontées à de nombreuses difficultés.
 « Le problème de la commercialisation par exemple est un des défis qu’elles devront surmonter. Tout comme le manque de savoir-faire dans le monde des affaires. Enfin le simple fait d’être une femme harédite constitue un défi en soi. La plupart du temps, elles ne sont pas familières avec les médias sociaux, ce qui peut les mettre mal à l’aise. Elles n’ont pas toujours de l’influence à la maison, ou un espace de travail au calme, et parfois même pas de place du tout », souligne-t-elle.
 « Nous nous sommes demandées comment aider ces femmes à se lancer, comment les mettre sur  les rails pour leur permettre de réussir et contribuer aux revenus du ménage. Avec l’espoir que cela débouche également sur la création d’emplois au sein de leurs communautés. Une femme chef d’entreprise peut par exemple engager une secrétaire ou une vendeuse. »
 Un autre problème auquel répond le Hub est « la solitude des femmes entrepreneurs », explique-t-elle. « Elles ont peu de choses en commun avec leurs voisines femmes au foyer. Quand leurs préoccupations tournent autour des challenges commerciaux auxquels elles sont confrontées, les autres parlent de l’éducation des enfants ou des problèmes de ménage. Les unes discutent déjeuner et recettes de cuisine alors que les autres songent, avec un sentiment de culpabilité, à leur voyage d’affaires au Japon et comment leurs enfants vont leur manquer. Les autres mères ne comprennent pas de quoi vous parlez. Professionnellement et socialement, cela crée un énorme fossé. »
Certains préjugés ont la vie dure
 Babad et trois de ses amies, toutes professionnelles comme elle, ont commencé à se rencontrer dans les cafés. Ces rencontres ont fini par attirer 200 habituées. Elles ont invité des conférenciers à s’exprimer sur des sujets comme les régimes de retraite pour les travailleurs indépendants, les techniques de relaxation et le yoga, comprendre le système bancaire israélien et les questions juridiques touchant les entreprises.
 En dehors de ces réunions, elle et ses collègues de Temeh ont mis sur pied les conférences de femmes ultraorthodoxes professionnelles, dont la première a eu lieu en 2009, en anglais, aà l’hôtel Ramada de Jérusalem.
 « La demande d’une conférence en hébreu était si forte que l’an dernier, nous avons organisé une double conférence avec des présentations en parallèle en anglais et en hébreu le même jour. Nous avons également tenu des conférences en dehors de Jérusalem, en particulier à Bnei Brak », souligne-t-elle.
 « Le projet suivant était de créer une plate-forme physique qui offre aux femmes leur propre lieu de travail, et leur donne la possibilité de se faire des relations et d’étudier à un prix abordable. C’est ainsi qu’est né le Hub. »
 Miri Green, la responsable du programme, décrit son fonctionnement.
« Cela commence souvent par un simple coup de fil. Une femme m’appelle et me dit : “J’ai tel ou tel talent, mais je ne sais pas comment l’exploiter. Je ne sais pas exactement ce dont j’ai besoin”. Je m’assois avec elle et je mets au point une liste de cours correspondant à ses besoins. Nous n’imposons pas un calendrier ou un programme obligatoire. Si elle le souhaite, je la mets en relation avec un coach approprié et l’aide à entrer en contact avec des femmes dans la même mouvance. Je l’aide aussi à choisir le meilleur espace de travail pour elle. Nous offrons tout le temps de nouveaux cours et ateliers. Les stagiaires apprennent à construire un site web, ou étudient le marketing, la publicité, et le travail sur logiciels. »
Et pourtant si !
 Le programme de mentorat est une facette importante du Hub.
« Nous constatons l’importance, pour les femmes qui veulent évoluer dans leur carrière, d’avoir un mentor », affirme Babad.
 « Nous avons construit un programme pilote avec le Bitouah Léoumi (le système d’assurance nationale), qui de prime abord n’arrivait pas à saisir le concept. Ils pensaient qu’il s’agissait de tutorat, d’aide au niveau des cours. Quand nous nous sommes assises ensemble avec les mentors proposés, des femmes ultraorthodoxes professionnelles, toutes leaders dans leur secteur avec des positions de managers confirmées, la représentante du Bitouah Léoumi est presque tombée de sa chaise. « Incroyable, il ne peut pas y avoir de femmes religieuses qui font ces choses-là ! », s’est-elle exclamée. Et pourtant si ! Et ces femmes veulent donner en retour, aider d’autres femmes à franchir les obstacles qu’elles-mêmes ont dû franchir, à affronter les discriminations qu’elles-mêmes ont dû affronter, à faciliter la tâche de la prochaine génération. »
 Les mentors rencontrent leurs protégées douze fois par an et sont également disponibles par téléphone ou par courriel.
 Une autre des attractions du Hub est son emplacement privilégié, sur la route de Jaffa à Jérusalem, à quelques minutes de la gare routière centrale et facilement accessible par tout mode de transport.
Les adhérentes paient 175 shekels par an pour l’utilisation de l’espace. Ce tarif fortement subventionné comprend trois ateliers gratuits et une heure de parrainage d’affaires individuel. Parallèlement, le bâtiment moderne et son système de sécurité donnent aux femmes un sentiment de bien-être et de sécurité.
Le succès au rendez-vous
 Les membres du Hub utilisent l’installation de différentes manières. Par exemple Hani Bohbot, directrice de l’académie Tiltan pour les thérapies alternatives. « Tiltan est situé à Tel-Aviv, mais beaucoup de femmes religieuses de la région de Jérusalem ont réclamé des cours plus proches de leur domicile. Nous avons donc ouvert une succursale ici », explique-t-elle. « Le Hub fournit un toit à la branche religieuse de l’école. Nous louons un espace pour nos cours et ateliers. Une fois que nos étudiantes ont obtenu leurs qualifications, elles continuent à étudier ici pour acquérir les compétences de base en affaires, ainsi que les techniques plus avancées, afin de pouvoir mettre leurs connaissances en pratique. »
 Tsiporah est une femme d’affaires semi-retraitée, qui dirige un magasin de vêtements d’occasion. « Les ateliers gratuits m’ont donné un éclairage inattendu sur des problèmes comme la gestion du temps entre la maison et le travail, et la séance de mentorat individuel s’est avérée être très utile », affirme-t-elle. « Le simple fait d’être entourée d’autres femmes religieuses, pleines d’initiative et d’énergie, est une véritable source d’inspiration. C’est un endroit agréable et tout à fait approprié pour rencontrer des clients. Si l’on a besoin d’ordinateur et d’Internet, on peut louer une heure à un poste de travail. Le Hub me procure également un espace pour un moment de calme personnel. Je m’assois juste dans le hall ou sur la terrasse avec mon calepin et mon agenda et je peux me concentrer tranquillement sur ce dont j’ai besoin. »
 Naomi (nom d’emprunt) est écrivain. Elle aussi fait appel aux services du Hub. « Je loue un bureau au mois et je travaille ici tous les jours. Je suis ici depuis cinq mois, et je constate déjà d’excellents résultats. Mon travail progresse plus vite que lorsque j’étais à la maison. Je trouve cela plus efficace de m’asseoir dans une pièce à moi seule, avec mes livres et mes dossiers et un verrou sur la porte. J’espère travailler ici encore longtemps. »
« Notre objectif est d’encourager les femmes religieuses à développer leur potentiel commercial et professionnel », déclare Babad.
Au vu des résultats, le succès a bel et bien l’air d’être au rendez-vous !