Une bombe à retardement

Le consensus de Lausanne sur le programme nucléaire iranien va-t-il se transformer en un accord global et définitif ? Rien n’est encore tranché

L'ayatollah Ali Khamenei, guide suprême de l'Iran (photo credit: REUTERS)
L'ayatollah Ali Khamenei, guide suprême de l'Iran
(photo credit: REUTERS)
La notion de « break-out time » définit, dans le jargon des experts, le temps qu’il faudra à l’Iran pour assembler une arme nucléaire, s’il décide de violer un éventuel accord conclu avec la communauté internationale.
La percée principale de la réunion des six puissances mondiales et de Téhéran à Lausanne est d’avoir obtenu un « break-out time » d’environ un an. Cela signifie que si l’Iran s’oriente vers la fabrication d’une bombe, la communauté internationale aura un an pour s’en rendre compte et éventuellement envisager la destruction de ses infrastructures.
Mais pour l’instant rien n’a été signé. Les parties ont jusqu’à fin juin pour mettre au point un accord définitif.
Un an pour fabriquer la bombe
Retour en novembre 2013, à la veille de l’accord intérimaire conclu à Genève. A l’époque, les renseignements américains estiment que l’Iran est à deux doigts de pouvoir assembler une bombe atomique. Les experts sont divisés quant au délai exact : quelques semaines pour les uns, quelques mois pour les autres. Mais tous partagent la conviction quasi unanime que – comme l’a déclaré le Premier ministre Benjamin Netanyahou dans son flamboyant discours à l’Assemblée générale des Nations unies en 2012 – l’Iran est sur le point de devenir un Etat du seuil.
Repousser le délai de fabrication de la bombe iranienne de quelques semaines à peine à une année est, dans ce contexte, une réussite appréciable. D’autant que, selon les estimations de la majorité des experts israéliens et étrangers, une opération militaire contre les installations nucléaires de Téhéran ne ferait que repousser le « break-out time » de deux ou trois ans. En ce sens, un report d’un an, sans guerre, n’est pas un résultat si dédaignable.
Comment est-il possible de déterminer qu’un accord-cadre basé sur les principes de Lausanne, s’il est signé en juin prochain, permettra effectivement de repousser le délai de fabrication de la bombe iranienne d’un an ?
L’évaluation du délai de fabrication n’est pas une science exacte, mais l’estimation est assez fiable. Le calcul est basé sur plusieurs variables : d’abord, le nombre de centrifugeuses que l’Iran a en sa possession ainsi que leur degré de sophistication, ensuite, la quantité de matières enrichies que le régime des mollahs sera autorisé à conserver.
Le point sur les installations iraniennes
Pour fabriquer une bombe, l’Iran a tout d’abord besoin de l’approbation de son leadership – en l’occurrence le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Or rien n’indique pour l’instant qu’une telle décision ait été prise à Téhéran.
Si l’ordre en était toutefois donné, la République islamique aurait besoin du savoir-faire, de la technologie, des installations requises et du matériel nécessaire pour produire sa première arme nucléaire. Elle a acquis le savoir-faire : ses scientifiques nucléaires ont les connaissances requises. Elle dispose de la technologie : différentes installations d’enrichissement de l’uranium, même si elles ne sont pas spécialement sophistiquées. Elle détient les équipements : différents modèles de centrifugeuses, à la fois anciens et nouveaux. Ainsi que la matière première : de l’uranium naturel enrichi à différents niveaux, bien qu’en dessous du seuil nécessaire.
Mais la condition sine qua non pour la fabrication d’une bombe reste l’obtention d’un stock de matières fissiles : 3 à
5 kilogrammes de plutonium produit dans un réacteur nucléaire, ou 22 à 25 kg d’uranium enrichi à un taux de 93 %.
Or l’Iran n’a toujours pas de réacteur nucléaire. Son réacteur à eau lourde d’Arak est encore en construction, et selon les accords de Lausanne, même une fois achevé, son noyau sera reconfiguré de sorte qu’il ne sera pas capable de produire du plutonium de qualité suffisante pour des armes nucléaires. Le réacteur d’Arak ne pourra produire que de petites quantités de plutonium, à des fins médicales. Pendant toute la durée de l’accord, Téhéran restera ainsi sous le seuil des 3 à 5 kg par an nécessaires à la fabrication d’une bombe.
Reste l’uranium
L’Iran possède cependant un stock important d’uranium : 10 tonnes, enrichi à 3,5 %. Une quantité suffisante pour fabriquer six ou sept bombes, s’il est enrichi encore, à 93 %. Mais, selon l’accord-cadre, la majeure partie de l’approvisionnement en uranium iranien sera placée sous le contrôle et la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). En conséquence, l’Iran n’aura plus en sa possession suffisamment d’uranium enrichi pour créer ne serait-ce qu’une seule bombe.
En outre, selon les termes des principes définis à Lausanne, pendant les dix prochaines années Téhéran ne pourra faire fonctionner que 5 000 centrifugeuses pour l’enrichissement de l’uranium. 1 000 centrifugeuses supplémentaires produiront des isotopes d’uranium à des fins médicales.
Certains experts estiment que 3 000 à 4 000 centrifugeuses suffiront à fabriquer une bombe, si la République islamique décidait d’aller dans cette direction. Mais ils oublient de prendre en compte le fait que les centrifugeuses laissées en la possession de Téhéran seront de vieux modèles, appelés « P1 », pour Pakistan, et « IR-1 », pour Iran.
Une histoire d’espionnage
Les centrifugeuses en question ont été fabriquées il y a 50 ans par URENCO, le consortium détenu par la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les Pays-Bas. Au début des années 1970, un haut scientifique pakistanais, Abdul Qadeer Khan, est arrivé au consortium pour un programme de formation. Il a volé les dessins et les plans de fabrication des centrifugeuses, et les a fait passer en contrebande au Pakistan. Peu après, Islamabad enrichissait son propre uranium et développait une bombe nucléaire.
Près d’un quart de siècle plus tard, dans les années 1990, Khan vend les plans des centrifugeuses, avec les instructions pour leur fabrication et leur assemblage, aux programmes nucléaires qui prennent corps en Iran et en Libye.
Dans une récente biographie, le producteur israélo-américain et magnat d’Hollywood, Arnon Milchan révèle avoir, lui aussi, participé dans les années 1970 à une opération similaire, visant à voler des plans à l’URENCO, au profit du renseignement israélien.
Les centrifugeuses de Kadhafi
En 2004, Mouammar Kadhafi surprend la communauté internationale dans son ensemble, et les renseignements israéliens en particulier. Le dirigeant libyen signe un accord avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis : Tripoli accepte de démanteler son programme nucléaire et de se débarrasser de ses armes chimiques. Il paie également des milliards de dollars de compensations aux victimes du vol de la Pan Am, que des agents libyens ont fait sauter au-dessus de l’Ecosse en 1988. En échange, les sanctions internationales contre la Libye sont levées et les relations diplomatiques rétablies.
Dans le cadre de cet accord, la Libye livre au MI6 britannique et à la CIA américaine les dessins techniques et plans de construction de ses centrifugeuses, ainsi que les modèles en sa possession.
L’examen de ces plans libyens va permettre aux services de renseignement anglais, américains, israéliens, et probablement allemands, de comprendre comment fonctionnent les centrifugeuses iraniennes et quel est leur degré d’efficacité.
Les centrifugeuses que Téhéran a en sa possession datent donc du début des années 1970. Elles sont moins efficaces que les modèles récents, qui tournent à un rythme beaucoup plus rapide. Au cours du processus d’enrichissement de l’uranium, le taux d’évaporation de la matière est élevé. Le processus est donc plus lent et nécessite une plus grande quantité de matière première. En outre, le risque de dysfonctionnement de ces vieux modèles est accru.
Dans un article publié dans The Guardian début avril, le journaliste Julian Borger prétend que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et Israël – chacun séparément, apparemment – auraient construit des sites secrets dans lesquels ils auraient installé les anciens modèles de centrifugeuses utilisées par la Libye. Le but étant de tester ces installations et d’évaluer leur efficacité pour enrichir l’uranium.
La cyberguerre
Ce n’est pas la première fois que les médias étrangers font des spéculations de ce genre. Il y a quatre ans, le New York Times révélait qu’Israël avait construit des centrifugeuses du même modèle que celui utilisé par l’Iran, sur son site nucléaire de Dimona.
Selon l’article, cela faisait partie d’une opération secrète conjointement menée par les services de renseignement israéliens et américains, connue aujourd’hui sous le nom de « Jeux olympiques ».
L’objectif était de comprendre la structure des centrifugeuses iraniennes, leurs composants et leur mode de fonctionnement, afin d’y infiltrer le virus Stuxnet. Ni vu, ni connu, ce dernier a causé de lourds dommages aux installations de l’usine d’enrichissement nucléaire iranienne de Natanz. Selon les rapports des médias étrangers, un millier de centrifugeuses – ce qui représentait un tiers des installations iraniennes à l’époque – ont été endommagées entre 2009 et 2010. Jusqu’à ce que Téhéran et le monde entier découvrent le pot aux roses à cause d’une erreur commise. Mais c’est une autre histoire. Depuis, l’Iran a renforcé sa sécurité informatique et compensé ses pertes par la construction de près de 19 000 nouvelles centrifugeuses, dont certaines plus avancées que IR-1.
Vers un accord-cadre ?
Mais revenons-en à l’accord de Lausanne. Selon le rapport du Guardian, l’examen des centrifugeuses libyennes a permis de conclure qu’avec 5 000 centrifugeuses « ancienne version » – celles que l’accord-cadre prévoit de laisser en possession de Téhéran – et en supposant qu’elles travaillent à plein régime sans dysfonctionnement, il faudrait au moins un an à l’Iran pour fabriquer une bombe et enrichir la quantité d’uranium nécessaire pour produire 22 kg de matière fissile.
L’Occident se donne ainsi une garantie d’un an pour déjouer les éventuelles mauvaises intentions de la République islamique, si celle-ci ne respecte pas ses engagements.
Mais rien n’est encore signé, et il n’est pas du tout certain que le consensus de Lausanne se transforme en un règlement global et définitif d’ici le mois de juin.
Si ce n’était pas le cas, on pourrait se retrouver à la case départ. Il n’y aurait pas de restrictions sur l’enrichissement de l’uranium iranien et Téhéran pourrait être à deux doigts de fabriquer des armes nucléaires, si ses dirigeants en décidaient ainsi.
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