Le nouvel axe du mal

La vision d’une « Grande Syrie » qui guidait Assad père, apparaît nettement moins dangereuse que celle d’une Syrie plus modeste au service des intérêts impérialistes de l’Iran

Nikki Haley montrant à l’ONU des photos  des victimes des armes chimiques d’Assad (photo credit: REUTERS)
Nikki Haley montrant à l’ONU des photos des victimes des armes chimiques d’Assad
(photo credit: REUTERS)
La bombe qui, à l’automne 1960, a coûté la vie au Premier ministre jordanien Haza Majali et à dix autres personnes, attendait l’homme d’Etat dans le tiroir de son bureau, dissimulée par des agents syriens. Elle marquait le début d’une longue tradition.
En 1977, des agents syriens éliminaient par balles le leader druze libanais Kamal Joumblatt, en visite dans un village des montagnes du Chouf. En 1982, le président élu Bachir Gemayel était tué, avec 26 de ses proches, dans l’explosion d’une bombe au siège de son parti des Phalanges chrétiennes. En 1989, une voiture piégée chargée de 250 kg d’explosifs sautait au passage du convoi de René Moawad à Beyrouth ouest, tuant ce dernier et 23 autres personnes, non loin de l’endroit où le Premier ministre Rafiq Hariri et 20 membres de son entourage allaient être massacrés en 2005, cette fois avec près de deux tonnes de dynamite…
Toutes ces cibles avaient un dénominateur commun : elles se mettaient en travers du chemin que Damas entendait tracer au Moyen-Orient. Mis à part l’assassinat du dirigeant jordanien en 1960 – un peu différent dans la mesure où il a eu lieu à une époque où la Syrie était en théorie alliée à l’Egypte – tous ces meurtres sont survenus alors que la Syrie menait une politique étrangère de conquête ; ses dirigeants rêvaient d’une « Grande Syrie » qui comprendrait le Liban, la Jordanie, Israël et, pourquoi pas, une partie de la Turquie. Aujourd’hui, avec la guerre civile qui entame sa septième année et les Etats-Unis qui entrent dans la danse, cette vision a changé : le gouvernement de Damas table désormais sur une Syrie réduite au service d’un Iran en expansion.
La grande illusion
Inspirée par une certaine nostalgie du califat omeyyade médiéval, qui avait Damas pour capitale et s’étendait du Pakistan à l’Espagne, cette vision de la Grande Syrie sous-tendait toutes les ambitions de Hafez el-Assad. En 1989, l’accord de Taëf, qui mettait fin à la guerre civile libanaise en reconnaissant la domination de la Syrie sur le Liban, marquait un premier succès diplomatique dans ce sens. C’était aussi le dernier. Trois semaines plus tard, on assistait à la chute du mur de Berlin marquant la fin de la guerre froide, qui a entraîné une refonte géostratégique totale. Dès lors, Hafez el-Assad a dû renoncer à ses rêves et redescendre sur terre. Privé de ses bienfaiteurs soviétiques, l’homme fort de Damas a aussitôt réagi en se joignant aux vainqueurs de la guerre froide et à la coalition militaire qui allait expulser l’Irak du Koweit. Cette sage décision l’a placé dans une position bien plus enviable que celle de son ennemi juré Saddam Hussein, mais elle exigeait aussi de lui un complet renoncement à ses rêves de grandeur, dans la mesure où la superpuissance qui dominait désormais le Moyen-Orient ne voulait pas entendre parler d’une Grande Syrie. Les adeptes de celle-ci se sont donc contentés donc du Liban, que Damas s’est approprié sans rencontrer d’opposition. Cela jusqu’à la mort d’Assad, au printemps 2000. C’est alors que le Liban a fait entendre sa voix.
A l’automne 2000, le pouvoir au pays du cèdre est revenu aux mains de Hariri, ce self-made-man qui a mené la reconstruction du Liban dans les années 1990 : il incarnait alors le nouvel esprit de cosmopolitisme, l’esprit d’entreprise et le vent de liberté qui soufflait à travers la nation. Le nouveau dirigeant a donné des ailes à la population et jeté l’anathème sur les conquérants syriens. C’est dans ce contexte que Bachar el-Assad, qui a succédé à son père en Syrie, a fait assassiner Hariri sur les conseils de ses services secrets. Une erreur fatale pour l’idée de Grande Syrie : ce meurtre a déclenché les manifestations monstres de ce qu’on a appelé la Révolution du Cèdre. L’armée syrienne a dû battre en retraite et quitter le Liban en avril 2005.
À présent, à l’heure où les Etats-Unis manifestent un regain d’impatience face aux atrocités commises par l’armée syrienne dans son propre pays, la stratégie de Bachar el-Assad se place en porte-à-faux par rapport à l’héritage de son père, puisqu’un Damas en proie à la guerre est en train de façonner un Liban diminué. Paradoxalement, Israël trouve cette situation encore plus dangereuse que celle qui l’a précédée.
La terrible attaque chimique perpétrée par Assad le 4 avril dernier sur la ville de Khan Cheikhoun s’inscrit dans une volonté plus vaste de nettoyage ethnique : le dirigeant syrien veut chasser les Sunnites de l’ouest de la Syrie, pour les cantonner dans l’arrière-pays et les remplacer par des Chiites irakiens.
Le projet d’Assad
Après avoir récupéré la ville d’Alep, un centre d’affaires majeur avant la guerre, Assad entend consolider sa prise sur trois cibles : la côte méditerranéenne, le massif montagneux des Alaouites, à l’est, et l’axe Damas-Homs-Alep, plus à l’est encore, c’est-à-dire l’autoroute M5, qui part de la frontière jordanienne au sud. La ville visée par l’attaque chimique se trouve précisément sur le tracé de cette autoroute, entre Homs et Alep, à l’est des montagnes des Alaouites, qui constituent le fief historique de la minorité alaouite d’Assad. L’attaque chimique et les raids aériens de l’aviation militaire syrienne sur les hôpitaux de la ville étaient destinés à provoquer un exode massif des Sunnites, et à créer ainsi un vide qui serait comblé par une toute autre population. Certains des nouveaux venus pourraient même être des Afghans amenés par l’Iran pour combattre aux côtés d’Assad.
Pour les Alaouites, un tel remaniement démographique représenterait un sursis qui les libérerait de leur situation de minorité isolée : ils sont moins de trois millions d’habitants à régner sur une Syrie qui en comptait 20 millions avant la guerre civile. Si plus de cinq millions de Syriens ont quitté le pays (dont très peu d’Alaouites) Assad et ses conseillers savent que, quel que soit le nombre de Sunnites massacrés, la grande majorité de ceux qui vivaient de part et d’autre de la frontière irako-syrienne avant la guerre, seront de retour dès la fin du conflit. C’est pourquoi ils cherchent à constituer une barrière démographique avec les Sunnites, et à faire d’Alep un nouveau bastion chiite-alaouite.
Officiellement, le but d’Assad est de réoccuper graduellement tout le territoire de son pays. Cela signifie que la Petite Syrie qu’il est en train de bâtir, servira par la suite de tremplin pour lancer des attaques qui lui permettront de se déployer vers l’est. Mais dans la réalité, il y a fort peu de chances qu’il parvienne à restaurer son assise sur une population sunnite qu’il a bombardée, mitraillée, gazée et dépossédée. Officieusement, il semble que ce qu’Assad a commencé à construire dans l’ouest de la Syrie, est une façon de reconnaître qu’il a renoncé à l’est. Là encore, il pourrait compenser sur le plan diplomatique ce qu’il a manifestement perdu sur le plan territorial.
Contrairement à la vision de la Grande Syrie, qui ne bénéficiait d’aucun soutien extérieur, la restructuration de la Petite Syrie sert parfaitement la politique de l’Iran. Les mollahs espèrent en effet que cette configuration servira leur volonté stratégique de créer un couloir chiite entre Téhéran et la Méditerranée. D’un point de vue politique, ils n’auront d’ailleurs guère de difficultés à envoyer sur place les migrants irakiens que nécessite ce stratagème. Il s’agit, de bien des façons, d’une vision iranienne du romantisme impérial d’Assad père.
Historiquement, la puissance de la Perse, dont les juifs gardent un souvenir attendri en raison de l’ordre donné par Cyrus le Grand de reconstruire le Temple de Jérusalem, est caractérisée par une volonté de conquête de l’Ouest qui, pendant plus d’un millénaire, a continuellement visé les côtes méditerranéennes. Cependant, voilà près de quatorze siècles que les troupes perses n’ont plus campé sur les rivages de la Méditerranée. La Petite Syrie que cherche à créer Téhéran aujourd’hui lui procurerait cette ouverture perdue par la Perse en 627 avec la bataille de Ninive, quand les Byzantins ont repoussé la dynastie sassanide dans les limites initiales de la Perse.
Vents contraires
Très ésotérique pour beaucoup, cette page de l’histoire revêt une importante signification pour les Russes qui ont hérité de la religion de l’empire byzantin, et pour les Turcs, qui se sont installés sur ses terres. Moscou éprouvera sans doute quelques réticences à ménager une enclave iranienne sur la courte côte méditerranéenne de la Syrie, dont l’une des extrémités accueille actuellement les navires militaires russes et l’autre, ses jets, dans le cadre du projet de Vladimir Poutine de restaurer la grandeur impériale de la Russie. Un projet difficilement conciliable avec les rêves similaires de grandeur impériale caressés par l’Iran. Mais la Petite Syrie concoctée par Téhéran au seuil du territoire turc, paraît encore plus inquiétante pour Ankara : le couloir chiite censé jalonner la Petite Syrie contrarie ses prétentions à protéger et à diriger le monde sunnite.
C’est sur ce carrefour déjà bien encombré de puissances étrangères qu’ont atterri, le 6 avril dernier, les 59 missiles de croisière Tomahawk, annonçant l’intrusion de Washington dans la mêlée syrienne. Il fut un temps où les Etats-Unis cherchaient à valser avec Bachar el-Assad. C’était durant les deux premières années de l’administration Obama, lorsque le président laïc et relativement cosmopolite de la Syrie apparaissait aux Américains comme un élément valable du rapprochement qu’ils mijotaient avec l’Iran.
Bien des choses se sont passées depuis : la menace en l’air lancée par Obama d’attaquer Assad s’il s’avisait d’autoriser une attaque chimique sur sa propre population, l’intervention militaire russe massive, et l’arrivée à la Maison-Blanche d’un nouvel occupant affichant la ferme résolution de se tenir en dehors du conflit syrien. Mais les Américains se sont finalement joints à la guerre, car politiquement, le prix à payer que représente le projet iranien de Petite Syrie est encore plus intolérable pour les Etats-Unis que pour la Russie.
Pour n’importe quel dirigeant occidental, l’idée d’un continuum entre Téhéran et Beyrouth constitue un véritable cauchemar stratégique, et plus encore pour l’entourage de Donald Trump. Aux yeux du secrétaire à la Défense James Mattis et du conseiller national à la sécurité Herbert McMaster, l’Iran pose une menace majeure pour la stabilité internationale en général, et pour le Moyen-Orient en particulier. Voir Téhéran se mêler aux multiples guerres civiles de la région est déjà, de leur point de vue, regrettable, mais le voir créer un couloir jusqu’à la Méditerranée serait tout bonnement catastrophique. Dans une conférence de presse tenue le 19 avril, le secrétaire d’Etat Rex Tillerson faisait écho à cette impatience : « Les provocations de l’Iran menacent les Etats-Unis, la région et le monde entier », lançait-il. Un point de vue évidemment partagé par Jérusalem.
Le risque que présenterait une mainmise de l’Iran sur les rives de la Méditerranée a été évoqué par Benjamin Netanyahou le 9 mars, lors d’une rencontre au Kremlin avec Vladimir Poutine. Accompagné du général Herzi Halevi, chef de l’intelligence militaire, le Premier ministre avait alors présenté au dirigeant russe des preuves que l’Iran entendait construire un port maritime à proximité de la frontière turco syrienne. « Une telle présence saboterait toute possibilité de parvenir à un arrangement diplomatique concernant la Syrie », avait déclaré Netanyahou à la presse au sortir de la rencontre, ajoutant qu’il avait clairement expliqué à Poutine qu’une mainmise iranienne en Syrie serait inacceptable pour l’Etat juif.
Pour Israël, une Petite Syrie poserait une menace encore plus grande que la vision d’une Grande Syrie à laquelle il a dû faire face par le passé car, tandis qu’elle renoncerait à la partie orientale du pays, le régime de Damas exercerait probablement sa domination sur le Liban et pourrait consolider une ligne côtière extrêmement hostile qui s’étendrait de la frontière Turque à la Haute-Galilée.
Il semble donc que le projet de Téhéran se heurte déjà à des difficultés. Côté sud-ouest de l’Iran, cette volonté expansionniste a déjà été contrariée : les mandataires de Téhéran dans la guerre civile yéménite ont été bloqués avant le détroit de Bab-el-Mandeb, là où le désert de la péninsule arabique contemple l’Afrique, située à quelque 25 km. Dans son angle nord-ouest, le projet iranien est confronté à la pénétration de l’armée turque dans le nord de la Syrie.
Pour l’heure, la bataille pour la reprise de Raqqa, bastion de l’Etat islamique en Syrie, a débuté. Contre toute attente, Ankara a annoncé qu’il ne participerait pas aux opérations. La Turquie entend ainsi protester contre la décision de Washington d’armer les forces du YPG (milices kurdes opérant en Syrie), une initiative jugée « extrêmement dangereuse » par le chef de la diplomatie turque Mevlüt Çavusoglu. La colère d’Ankara est peu surprenante dans la mesure où le pays dirigé par Erdogan se voyait déjà faire de Raqqa, ville de 220 000 habitants à dominance sunnite, la tête de pont d’un bastion turc. Un scénario rendu probable après l’attaque américaine contre l’aviation d’Assad : les Etats-Unis ne peuvent désormais plus soutenir une restauration complète de la domination de la minorité alaouite en Syrie en faisant comme si les massacres de la guerre civile n’avaient jamais eu lieu. L’hostilité de la majorité sunnite est trop flagrante et, sur le plan moral, Trump a choisi son camp.
Il est donc probable que l’on assiste, à terme, à une sorte de découpage en tranches est ouest de la Syrie, ainsi qu’à l’émergence d’une relative autonomie kurde dans le nord-est. L’espoir iranien de transformer l’ouest de la Syrie en avant-poste impérial et en siphon chiite est moins réaliste. Il a été dévoilé trop précocement et représente une provocation pour de multiples nations et empires, sans parler des populations syriennes déjà mises à mal, qu’une Petite Syrie serait bien trop heureuse de déplacer
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