Les deux Jérusalem : radioscopie d’une fracture

Le gouvernement israélien clame que la capitale est une et indivisible. Mais sur le terrain, le décalage reste important

Beit Hanina, un quartier arabe à Jérusalem-Est (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Beit Hanina, un quartier arabe à Jérusalem-Est
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
A l’entrée du camp de réfugiés de Shuafat se trouve un barrage routier mis en place par Tsahal. Plus loin, on aperçoit une unité de la police des frontières. De nombreux hauts immeubles qui parsèment le camp ont été construits sans permis. « C’est une sorte de zone de non-droit », m’explique un soldat. « Les résidents du camp font ce qu’ils veulent. Ils construisent sans permis, font du trafic d’armes. Il y a aussi des laboratoires clandestins de drogues illégales. Et personne ne fait rien pour appliquer la loi, c’est comme si elle n’existait pas ici. »
Gihon, la Compagnie nationale israélienne des eaux, a récemment entrepris d’installer de nouvelles canalisations dans le camp. « Il y a souvent des coupures d’eau. Les conduites d’évacuation des eaux usées explosent fréquemment et ça inonde le sol. On ne fait pas vraiment partie de la ville », me confie un habitant. « On supplie encore et encore les autorités de venir nous aider à nous débarrasser de la criminalité et du trafic de drogue qui règnent ici, mais personne ne s’en soucie. » Cependant, l’homme veut rester optimiste et dit espérer que les choses changent. Quand on lui demande, « quand ? », il répond : « Allah seul le sait. Le gouvernement israélien ne nous considère pas comme faisant partie de la ville de Jérusalem. Mais il y a des juifs qui se préoccupent de nous et qui essaient de nous aider à améliorer notre niveau de vie. En attendant, on fait ce qu’on peut pour tenir le coup, on vivote. »
Isawiya est le village qui jouxte le quartier juif de Guiva Tsarfatit. C’est une autre pièce du patchwork urbain qui compose la Ville sainte. Une unité de la police des frontières, stationnée au sommet de la colline qui surplombe le village, surveille particulièrement les jeunes, prompts à créer des problèmes. A Isawiya aussi, les dirigeants locaux font de leur mieux pour que la vie quotidienne suive son cours, et que les institutions et services publics, comme les écoles et les centres communautaires, fonctionnent normalement. Mais la plupart d’entre eux estiment qu’on les néglige. « Nous faisons en sorte de maintenir le calme, mais la colère couve », dit l’un d’eux. « Il suffit qu’une jeep de la police descende la rue principale pour que les échauffourées reprennent. Mais vous voulez savoir le plus étrange ? C’est qu’il n’y en a pas beaucoup parmi nous qui préféreraient vivre au sein de l’Autorité palestinienne, vu que c’est le “bordel” là-bas aussi. »
Poudrière urbaine
Jérusalem compte actuellement 850 000 habitants. Environ 310 000 d’entre eux sont des Arabes, qui vivent à Jérusalem-Est. Ceux-ci ne disposent pas de la citoyenneté israélienne ; ils ne bénéficient que du statut de résident permanent. Par conséquent, ils n’ont pas le droit de voter aux élections nationales. S’ils peuvent, en revanche, voter aux élections municipales, ils choisissent majoritairement de ne pas profiter de ce droit. Leur vie quotidienne n’est pas simple. Elle est très différente de la vie des Arabes détenant la citoyenneté israélienne, ou même de ceux qui vivent dans les territoires disputés de Judée-Samarie.
Jérusalem-Est se caractérise par une société fragmentée, sans leadership unifié, sans organisations sociales ni institutions culturelles. La plupart des habitants vivent dans la pauvreté, sans grande perspective d’avenir, les routes s’effondrent et les services publics y sont déplorables. Soulignons enfin l’augmentation des taux de divorces et de violences conjugales, à mesure que ces quartiers évoluent d’une société patriarcale traditionnelle à une société moderne plus individualiste.
Selon le professeur Yitzhak Reiter, qui dirige l’équipe de recensement de Jérusalem-Est à l’Institut de recherche stratégique sur les politiques administratives de la capitale, on compte 22 quartiers à Jérusalem-Est, qui de villages distincts au départ, ont peu à peu été ajoutés à l’Etat d’Israël en 1967. Au nord se trouvent les quartiers de Beit Hanina, Shuafat (camp de réfugiés), Kafr Akab, Ras Shahada, Ras Hamis et Isawiya. Au sud, Walaja, Sur Bahir, Umm Lisan, Umm Tuba, Jebl Mukaber, Ras al-Amoud, Silwan, Esh-Cheikh, Beit Safafa et Sharafat. D’autres quartiers, qui étaient auparavant sous contrôle jordanien, ont également été annexés à Israël. C’est le cas de la Vieille Ville, Bab Sahara, Wadi Joz, Cheikh Jarrah et A-Tur.
La grande majorité des habitants de Jérusalem-Est sont musulmans. 46 % d’entre eux ont moins de 18 ans, 36 % sont au chômage et 51 % vivent en dessous du seuil de pauvreté. Bien qu’ils bénéficient de passeports jordaniens, cela ne leur confère aucun droit réel. Par ailleurs, les résidents des territoires de l’Autorité palestinienne en Judée-Samarie les considèrent comme des traîtres parce qu’ils ont des cartes d’identité bleues israéliennes. Mais pour les autorités israéliennes, ce ne sont que des résidents, pas des citoyens.
Les quartiers de Jérusalem-Est font régulièrement les manchettes des journaux non seulement pour la violence qui y règne, mais aussi parce que la plupart des terroristes ayant mené des attaques ces derniers mois dans la capitale étaient issus de ces localités. C’était encore le cas de l’assaillant d’Armon Hanatziv qui a récemment tué quatre soldats dans un attentat au camion-bélier. Selon Yitzhak Reiter, ces attaques sont dues à une corrélation de facteurs : outre la haine qui imprègne l’éducation de ces jeunes, il y a aussi le marasme économique qui règne dans ces quartiers et le sentiment de n’avoir rien à perdre, largement répandu parmi cette population. Cette dernière est en outre absolument persuadée que le gouvernement israélien soutient des organisations idéologiques et religieuses, dont le but est de s’emparer de la mosquée al-Aqsa. Ce qui est sûr, pointe le professeur, c’est que la frustration devant l’impasse politique qui s’annonce suite à l’élection de Donald Trump, et son intention de déplacer l’ambassade américaine à Jérusalem, ne devraient rien arranger.
Problèmes de toutes sortes
Après la guerre de 1967, la municipalité a voulu repousser les frontières de la ville afin qu’elle puisse s’étendre géographiquement et se développer économiquement, tout en consolidant l’acquis territorial. « Beit Hanina et Shuafat ont d’abord été rattachés à la ville, afin que l’aéroport d’Atarot fasse partie de Jérusalem », explique Reiter. « L’objectif était de pouvoir en faire l’aéroport international de la capitale. Comme nous le savons, ce projet est tombé à l’eau. A-Tur a été rattaché à Jérusalem afin de nous assurer le contrôle de la vallée du Jourdain. Quant à Isawiya, il est venu s’ajouter à la ville suite aux accords de Rhodes (ratifiés le 24 février 1949 entre l’Egypte et Israël pour fixer la frontière israélo-égyptienne). Le problème aujourd’hui est que ses résidents souffrent de privations sévères et d’un manque d’infrastructures criant, et que ce quartier est le théâtre de violences récurrentes. Les forces de sécurité israéliennes ne s’aventurent même plus à l’intérieur de cette zone. »
Fin 2015, le Conseil national de sécurité a élaboré un plan visant à un retrait unilatéral de la plus grande partie de Jérusalem-Est afin de l’intégrer à la zone B de Judée-Samarie. Il était prévu que Silwan, la Vieille Ville, ainsi que le mont des Oliviers restent sous contrôle israélien, et que l’administration civile des autres quartiers soit transférée à l’Autorité palestinienne, tandis que l’armée gérerait les questions de sécurité. Selon ce plan, les résidents juifs de ces quartiers devaient être autorisés à continuer à y vivre.
Yitzhak Reiter divise les difficultés de ces quartiers en deux catégories : les problèmes subjectifs, auxquels le gouvernement peut apporter des solutions, et les problèmes objectifs. Les piètres infrastructures figurent en tête de liste des questions subjectives. « Dans certains quartiers, seule la route principale dispose de trottoirs et d’un pavage correct », indique le professeur. « Les problèmes de voirie sont multiples : outre l’absence de trottoirs, on ne trouve pas de panneaux de signalisation et on ne peut se garer nulle part. Ce qui n’empêche pas les contraventions, parce qu’il est en revanche interdit de se garer dans nombre d’endroits. Les dirigeants de ces quartiers sont en pourparlers constants avec la police, mais les choses n’évoluent que lentement. »
Le deuxième problème subjectif est celui de la planification foncière selon Reiter. « Le processus d’obtention des permis de construire est très compliqué et par conséquent, beaucoup de constructions illégales voient le jour. Même lorsqu’un projet immobilier est lancé, il est en dessous des besoins en matière de nombre d’unités de logements, donc forcément, les constructions illégales continuent de fleurir. A Nof Zion, le quartier juif qui borde Jebl Mukaber, où vivent quelques dizaines de familles, le taux de construction est de 340 %, alors que dans ce quartier arabe, qui compte 20 000 résidents, le taux de construction n’est que de 170 % », indique le professeur, qui pointe aussi la pénurie aiguë d’établissements scolaires. Selon lui, de nombreux cours ont ainsi lieu de façon informelle, dans des domiciles. Enfin, les quartiers arabes ne comptent presque pas de terrains de jeux pour enfants. On en recense trois dans tout Jérusalem-Est.
Le troisième de ces écueils est celui des services publics, et tout particulièrement le ramassage des ordures ménagères. Contrairement aux autres quartiers, où chaque bâtiment bénéficie de sa propre poubelle communale, à Jérusalem-Est ne se trouvent que quelques énormes conteneurs d’ordures verts, disséminés sur les grands axes et qui se remplissent rapidement. Beaucoup de rues sont par ailleurs trop étroites pour permettre le passage d’une benne ; à Sur Bahir, par exemple, les camions ne peuvent accéder qu’à environ 30 % des rues. Dans le reste de la localité, les résidents sont priés de transporter eux-mêmes leurs déchets jusqu’au container le plus proche, qui se trouve parfois à un kilomètre de leur habitation. La municipalité a promis de fournir aux résidents de Sur Bahir de grands sacs en plastique, et d’organiser le ramassage des ordures ménagères dans les rues étroites au moyen de tracteurs, mais les résidents attendent toujours. « Prenez le cas d’Abu Tor, divisé entre sa partie occidentale, juive, et sa partie orientale, arabe. Le côté juif est indéniablement propre tandis le côté arabe est sale. Et c’était la même chose du temps du maire Teddy Kollek. Celui-ci a certainement beaucoup fait pour détendre l’atmosphère et créer le dialogue, mais il n’avait pas beaucoup de budget. Sa campagne de communication était très réussie, mais sur le terrain, ça n’a débouché sur aucun résultat réel. » Le Pr Reiter pointe également le problème des familles juives qui vivent dans les quartiers arabes, comme dans la Cité de David à Silwan, Nahalat Shimon à Sheikh Jarrah, Nof Zion à Ras el-Amud, une situation qui est source de grandes tensions.
Au nombre des problèmes objectifs, Yitzhak Reiter déplore que la communauté arabe ne fasse aucun effort pour coopérer avec la municipalité : pour ces habitants, cela reviendrait à légitimer et accepter ce qu’ils appellent « l’occupation israélienne ». « Si seulement ils voulaient y mettre un peu du leur, ils pourraient exiger de bénéficier des services auxquels ils ont légalement droit. Au lieu de cela, ils obéissent aux directives de leurs mukhtars, qui sont incapables de gérer eux-mêmes les problèmes », regrette le professeur. « Sans compter que le fait de construire des maisons illégalement n’importe comment et n’importe où entrave la construction d’établissements publics et de routes par la municipalité. Ce qui se joue résulte aussi d’un énorme conflit culturel : au Moyen-Orient, les individus ne prennent jamais la responsabilité des espaces publics. »
C’est également une affaire de perception. « Le citoyen israélien considère la police comme une force de sécurité. La communauté arabe, pour sa part, considère la police comme une force de répression. On voudrait leur faire comprendre qu’il y a deux types de policier : le vert et le bleu. Le vert (police des frontières) est là pour faire respecter le calme, tandis que le bleu (forces de l’ordre classiques) doit être perçu comme une police de proximité qui est là pour rendre service et régler les problèmes de tous les jours. »
Enfin, le problème du trafic d’armes dans ces quartiers reste entier. Il y a exactement un an, une commission du ministère de l’Intérieur et de l’Environnement de la Knesset a tenu un vif débat sur les armes illégales dans le secteur arabe. Les députés de la Liste arabe unifiée ont affirmé que la police ne faisait pas assez pour éradiquer ce problème. Ce à quoi le ministre de la Sécurité publique, Guilad Erdan, a répondu que les forces de sécurité fournissent de grands efforts pour faire appliquer la loi dans les quartiers arabes ; le problème, selon lui, est qu’elles rencontrent de nombreuses difficultés, en raison de l’opposition active des résidents à la présence de policiers juifs.
Quelles solutions ?
La grande difficulté, selon le Pr Reiter, est que la municipalité ne dispose pas de ressources suffisantes pour pouvoir faire face efficacement à tous ces problèmes. « Il faudrait des milliards de shekels pour combler l’écart qui règne entre les parties orientale et occidentale de la capitale. A l’Institut de Jérusalem, nous planchons sur des solutions réalistes et concrètement réalisables, telles que la participation des dirigeants de la communauté arabe au processus de planification et de zonage. Nous nous efforçons également d’élaborer des initiatives qui pourraient être mises en œuvre à court terme. L’idée est de se concentrer sur de petits projets spécifiquement ciblés pouvant être supervisés par des dirigeants arabes locaux. »
« Les services publics à Jérusalem-Est sont encore pires que dans les villages arabes de Judée-Samarie », renchérit le député Yaakov Peri (Yesh Atid), ancien chef du Shin Bet. « Il y a urgence à trouver des solutions alternatives. En outre, les habitants de ces quartiers entrent et sortent de Jérusalem à pied ou en voiture sans être inquiétés ni par la police, ni par l’armée, car ces zones sont théoriquement sous le contrôle des forces de sécurité de la capitale et non celui des forces de sécurité nationales. Cette situation n’est pas nouvelle, mais elle impacte dangereusement la sécurité de tout le pays : quand il y a un regain de tensions, il n’est pas étonnant que les terroristes de type loup solitaire, choisissent de commettre des attentats dans cette zone. »
« Le plus grand problème est que l’Etat d’Israël n’a pas encore décidé de ce qu’il veut vraiment faire de Jérusalem-Est », affirme Yitzhak Reiter. « Il y a d’une part sa rhétorique récurrente qui est de clamer que la capitale est une et indivisible. Mais si l’on regarde ce qui s’est passé lors de la réunification de Berlin, on se rend compte que de grands efforts ont été entrepris pour réduire l’écart entre les niveaux de vie de Berlin-Ouest et Berlin-Est, en équilibrant les investissements dans les deux secteurs de la ville, en fonction des besoins réels. Si nous voulons vraiment réaliser concrètement l’unité de Jérusalem sur le terrain, il est impératif de réduire l’écart entre les deux populations. » 
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