Le chabbat c'est le samedi, pas le dimanche

L’incroyable histoire du centre Zion Torah d’Erode, la ville du curcuma, quelque part dans le sud de l’Inde. Ou comment toute une communauté a découvert le judaïsme

La communauté fondée par les Devashayam (photo credit: DR)
La communauté fondée par les Devashayam
(photo credit: DR)
Ce jour-là, le pasteur indien Samuel Devasahayam, de l’église évangélique de Sion, est désespéré. Sa sœur aînée, Sheela, une figure emblématique dans la lignée de Mère Teresa, qui a consacré sa vie à subvenir aux besoins des plus démunis, vient de mourir, à l’âge de 60 ans. Toute la ville d’Erode, soit près de 7 000 personnes, assiste aux funérailles. Les 3 000 fidèles de sa congrégation sont également présents, et le pasteur sait que son sermon restera gravé dans les annales. Les larmes aux yeux, par cette chaude et humide journée d’été d’avril 2011, il s’empare fermement du micro et partage des récits d’histoire qui illustrent la dévotion de Sheela. Celle-ci ne s’est jamais mariée et n’a pas eu d’enfants, mais soignait les veuves et les orphelins de la communauté, tout en livrant secrètement du riz à une centaine de familles nécessiteuses chaque jour. Sheela représentait le meilleur de cette congrégation chrétienne très unie, déclare-t-il.
Et soudain, contre toute logique, face au cortège funéraire, il lâche une bombe pour le moins inattendue, telle une source jaillie du tréfonds de son âme, où elle bouillonnait depuis près de dix ans. « Mes amis, je dois vous confier quelque chose de très important », dit-il, regardant droit devant lui. « Dimanche n’est pas le bon jour pour le Chabbat. Le Chabbat doit être observé selon la coutume juive, à partir du vendredi soir au coucher du soleil jusqu’au samedi, lorsque le soleil se couche à nouveau. »
Les fidèles de l’église évangélique de Sion sont abasourdis. Que veut dire le pasteur ? Est-ce simplement que leur jour de repos n’est pas le bon ? Ou sous-entend-il autre chose à propos de Dieu ? Non, la douleur lui fait certainement perdre la tête.
Mais Devasahayam, 51 ans, sait exactement ce qu’il dit. Depuis 2001, lui et son épouse, Anne, ses deux sœurs et ses enfants mènent secrètement une vie juive, et observent les lois de la Torah du mieux qu’ils peuvent, se fiant à ce qu’ils en savent.
La métamorphose
Quand Samuel Devasahayam en est venu à la conclusion que le judaïsme était le véritable chemin de Dieu, sa famille a commencé à observer le Chabbat, les fêtes et la cacherout, dans le plus grand secret. On peut comprendre aisément les réticences du pasteur à révéler sa vérité intérieure, soucieux des retombées que ses aveux auraient sur l’ensemble de sa congrégation. D’ailleurs, il n’avait pas sous-estimé les réactions de ses fidèles. Après l’enterrement et au cours du mois suivant, ces derniers n’ont cessé de le questionner : « Que voulez-vous dire par là, pasteur ? », lui demandaient-ils, se souvient Anne. « Que Jésus n’est pas Dieu ? » Ce à quoi il répondait par l’affirmative. « Voulez-vous dire que nous devrions aussi observer le Chabbat le samedi ? insistaient-ils. « Oui », leur répondait Devasahayam.
1 500 fidèles ont quitté l’église sur le champ ; l’autre moitié est restée, déclarant : « Nous vous connaissons depuis longtemps, nous voyons comment vous vous comportez avec tous. Ce que vous dites doit donc être vrai. » L’église a aussitôt été rebaptisée centre Zion Torah, et des mézouzot ont été fixées aux linteaux des maisons du nouveau quartier de « Zion », établi après le refus de quelques chrétiens d’Erode – surnommée localement Turmeric City (ville du Curcuma) – de continuer à louer aux membres du centre. La nouvelle communauté s’est dotée d’un Sefer Torah, et les façades de ses établissements se sont ornées d’étoiles de David.
Aujourd’hui, les fidèles se réunissent chaque Chabbat dans la synagogue. Là, Devasahayam dirige un office complet, conforme aux pratiques juives. Les hommes portent des chemises blanches et des kippot, les femmes sont assises par terre, vêtues de longues robes et de saris blancs, les cheveux couverts. Un kiddouch sur le vin cacher produit par Devasahayam suit l’office, puis la communauté entonne les chants traditionnels (zemirot) de Chabbat. Les hommes ont décidé d’eux-mêmes de se faire circoncire. Depuis, les nouveau-nés garçons font la brit mila « aux alentours du huitième jour ».
Samuel et Anne envoient un SMS hebdomadaire contenant l’heure de l’allumage des bougies de Chabbat et celle de la cérémonie de la havdala qui conclut le jour saint. Au moins un membre de la communauté – le fils d’Anne et de Samuel – porte les tefilin au cours des prières de la semaine. Une soucca géante est construite sur le toit pour célébrer la fête automnale. L’objectif de la communauté à long terme : la conversion complète au judaïsme voire peut-être l’aliya.
Des lunettes juives
Comment cette communauté étonnante, située loin à l’intérieur des terres, à huit heures d’une route tout en zigzags de Cochin, au fin fond de l’Etat indien du Tamil Nadu, s’est-elle tournée vers le judaïsme ?
L’histoire commence avec le père de Devasahayam, pasteur lui-même. En 1972, il fonde l’église ainsi qu’un club appelé les Amis d’Israël. Dès le début, la congrégation est passionnément sioniste : des prières sont récitées quotidiennement en faveur de l’Etat d’Israël et un jeûne est déclaré à chaque fois que les juifs sont en danger (par exemple, lors de la prise d’otages d’Entebbe en 1976 ou lors des procès de prisonniers de Sion en URSS). L’église se concentre presque exclusivement sur la Bible hébraïque plutôt que sur le Nouveau Testament.
« Mon père était très strict », se souvient Devasahayam. « Il me forçait à apprendre les Dix Commandements par cœur, sous peine d’être privé de repas. Il ne me laissait pas regarder la télévision ou lire les journaux : il disait que cela risquait de me nuire, mais il découpait des articles sur Israël qu’il glissait dans ma gamelle. »
Quand sa mère décide d’envoyer le jeune Samuel dans une école chrétienne à l’âge de 12 ans, son père s’y oppose fermement. « Si l’on veut comprendre la Bible, on doit porter des “lunettes juives” », insiste-t-il.
Il existe bel et bien une ascendance juive dans la famille, du côté d’Anne. Son arrière-arrière-grand-père était un juif irakien, venu en Inde travailler pour le gouvernement britannique. Là, il a épousé une femme de la région. « Il portait une large kippa bordée de fourrure », se souvient Anne. « Nous l’avons conservée longtemps, jusqu’à ce que la fourrure tombe en lambeaux. Elle avait plus de cent ans, mais nous était très précieuse. »
Le père de Devasahayam décède quand ce dernier a 14 ans. Sa mère et ses sœurs, Sheela et Wilma, continuent à s’occuper de l’église et du club des Amis d’Israël. A l’époque, Samuel ne souhaite pas marcher sur les traces de son père. « J’étais plus intéressé par la physique et la science, et rêvais de devenir un jour musicien », raconte-t-il. Mais un accident le laisse handicapé de la jambe. « Je me suis dit alors que, peut-être, Dieu ne voulait pas me voir devenir laïque, et c’est pourquoi il m’a puni. Depuis ce jour, je m’en suis remis à Lui pour toutes les décisions. »
Devasahayam reprend l’église, et quelques années plus tard, commence à courtiser Anne. « Je ne connaissais pas grand-chose d’Israël à l’époque », se souvient-elle, « alors il m’a testée avec les chansons. Il jouait Ofra Haza et Shoshana Damari, pour voir si j’appréciais, si la langue me parlait. J’aimais la musique. De là, il a compris que j’aimais également Israël. »
Les Devasahayam voient des miracles partout. Un jour, dans une librairie d’occasion, Samuel trouve un mahzor (livre de prières) des grandes fêtes. « Comment est-ce possible ? », se demande-t-il. Comment un livre hébreu a-t-il pu atterrir dans ce coin perdu du fin fond de l’Inde ? La même chose se reproduit quelques années plus tard, lorsqu’il tombe sur un autre livre intitulé Les manuscrits enluminés du monde juif dans une autre boutique d’occasion. « Il coûtait 10 roupies, même pas un shekel », s’émerveille-t-il. « Pour moi, c’était un cadeau de Dieu. »
Bella, Miriam, Hanna et Mendel
La connexion du centre Zion Torah avec le monde juif trouve parfois son expression dans des détails surprenants. Une tradition veut que le leader de la communauté nomme les nouveau-nés. Il se met donc à leur donner des prénoms tirés d’un livre sur les enfants disparus de la Shoah – des noms comme Bella, Miriam, Hanna et Mendel. « Leurs professeurs ne peuvent pas toujours prononcer leurs noms et ont souvent du mal à les écrire en tamoul », explique-t-il en souriant. « Mais nous leur avons donné ces noms pour perpétuer le souvenir des enfants assassinés dans la Shoah. »
Les enfants d’Anne et Samuel s’appellent Moshe, Jerusha (de Jérusalem) et Rivka. Cette dernière est née un 26 novembre, le jour où Rivka Holzberg, l’émissaire Loubavitch de Bombay, a été assassinée en 2008, au cours d’une terrible attaque terroriste. « Nous avons écrit aux émissaires Habad et ils étaient très heureux d’apprendre qu’une petite fille indienne portait le nom de leur Rivka », confie Anne.
Une des raisons pour lesquelles les membres de la communauté se sont si rapidement mis à la pratique du judaïsme, explique Devasahayam, est que près de 60 % d’entre eux observaient déjà « une sorte de rituel juif », en tant que membres de la caste Chettiar. Caste de marchands du sud de l’Inde, les Chettiar possèdent un certain nombre de coutumes « juives », souligne Samuel. « Ils allument des bougies le vendredi soir et observent une sorte de Chabbat. Le vendredi après-midi, ils nettoient toute la maison. A Hanoucca, ils allument des lampes à huile en argile. Quand une femme est nida [en période de menstruation], elle occupe une autre partie de la maison, sous un portique à l’extérieur, pendant sept jours et doit prendre un bain dans le puits avant de retourner chez elle. Les adolescents Chettiar passent par un rite de passage vers l’âge adulte : ils revêtent un châle et une calotte avant de conduire une cérémonie au temple local. »
Il y a un an, un archéologue qui travaillait à Chennai a découvert des tombes juives dans un cimetière Chettiar, ajoute Devasahayam. « Cela ne tient pas debout ! Les cimetières, en Inde, sont strictement divisés en fonction des castes. » Il imagine que, sans doute en tant qu’hommes d’affaires et voyageurs, les Chettiar ont pu avoir des liens étroits avec des juifs indiens dont ils ont adopté certaines coutumes au fil du temps. Sans aller jusqu’à suggérer qu’ils pourraient avoir une véritable ascendance juive.
Rêve d’exode
Au moment de l’enterrement de sa sœur, une autre réalité presse Devasahayam à révéler ses croyances à sa communauté : son fils Moshé approche de l’âge prévu pour son baptême. Mais le jeune homme se sent de plus en plus mal à l’aise. Désespéré, il finit par lâcher à son père : « Abba, je ne peux pas être baptisé. Je suis juif ! ». Ces mots donnent enfin à Devasahayam le courage de révéler la vérité qui le hante.
Son rêve, pour l’avenir de la communauté : faire une aliya collective et s’installer dans le désert du Néguev. Il cite la prophétie d’Isaïe (XXXV, 1) : les enfants d’Israël feront refleurir le désert. Il sait que c’est ce que font les Israéliens depuis des décennies. « Il reste encore d’immenses zones désertiques, alors pourquoi ne pas laisser notre communauté faire partie de ce rêve », implore-t-il. Seul bémol : Erode n’est pas une communauté agricole. « Nous sommes, pour la plupart, des travailleurs textiles, des médecins et des ingénieurs », reconnaît-il. Mais rien ne semble arrêter les Devasahayam. Le couple a acquis plus de 40 hectares de terre et planté 3 500 cocotiers. « Chaque mois, nous invitons les membres de la communauté à venir travailler dans notre ferme, afin d’acquérir une expérience pratique de l’agriculture, pour être prêts à travailler dans le Néguev », explique-t-il. Et en guise de préparation supplémentaire, la ferme utilise l’irrigation au goutte-à-goutte made in Israël.
En plus de la plantation, Anne et Samuel dirigent une petite imprimerie locale. Un calendrier juif rédigé en tamoul constitue l’une de leurs meilleures ventes. Le couple Devasahayam imprime également de petits fascicules à l’occasion de chaque fête juive, dont leur propre Hagada de Pessah. Leur fils Moshé s’occupe à la fois de la conception et de l’édition des livres. Chaque ouvrage a déjà été imprimé en plusieurs milliers d’exemplaires.
Mais Samuel et Anne ne se font pas d’illusions : la conversion au judaïsme, et a fortiori l’immigration en Israël ne seront pas faciles. Les membres du centre Zion Torah n’ont pas de véritables racines juives. Ils n’entrent pas dans la même catégorie que les Bnei Menashe, qui descendraient de l’une des dix tribus perdues. Eux s’apparenteraient plutôt aux Abayudayas Ougandais, dont le chef de file chrétien, Semei Kakungulu, a adopté le judaïsme en 1919. « Mais Dieu peut faire des merveilles. Un nouvel Exode n’est pas impossible », affirme Devasahayam. « Qui aurait jamais cru que les Hébreux puissent sortir d’Egypte ? Mais quand Dieu a voulu les emmener en Israël, rien n’a pu les arrêter, pas même la mer Rouge. Dieu va certainement nous emmener, j’en suis persuadé. » Cela permettrait à la communauté de réaliser un autre rêve : « Fournir cent nouveaux soldats à Tsahal », révèle Anne. « Si vous demandez à n’importe quel enfant ici ce qu’il veut faire quand il sera grand, il vous répondra sans hésiter : soldat dans l’armée israélienne. »
En attendant, la communauté doit se débattre avec la bureaucratie indienne. A titre d’exemple, le centre Zion Torah n’a pas encore le statut officiel de « synagogue », même s’il en fait office. « Il nous faut également obtenir la permission de construire notre propre cimetière », explique Anne. « Si nous allons trop vite, nous allons perdre l’autorisation d’enterrer nos morts dans les cimetières chrétiens. Et l’alternative [la coutume hindoue de brûler les morts] est contraire à la Torah ! »
Une quête sincère
Nous avons rencontré Anne et Samuel au terme d’un séjour de trois mois en Israël ; le plus long des cinq voyages de Samuel en Terre sainte ; la troisième visite pour Anne. Le but de leur présence : étudier le judaïsme et suivre un oulpan d’hébreu. « Nous agissons en tout selon notre connaissance basique de la Torah », explique Anne, « mais il existe une infinité de lois dans la Michna. Pour la cacherout par exemple, on sait qu’il ne faut pas cuire le lait et la viande ensemble, mais on ne savait pas quoi faire quand un morceau de viande tombe dans une casserole de lait. Chaque fois, nous en apprenons un peu plus. »
Michael Freund, président de Shavei Israël, organisation à but non lucratif qui travaille avec les tribus « perdues » et les communautés juives « cachées » dans le monde entier, comme les Bnei Menashe en Inde, a rencontré les Devasahayam à plusieurs reprises. « Samuel et Anne sont tout à fait sincères dans leur quête de vérité spirituelle. Ils ont fait d’énormes sacrifices, sur le plan personnel et professionnel, afin d’embrasser le judaïsme », reconnaît Freund. En dehors de tout prosélytisme, attitude contraire à l’éthique juive contemporaine, il constate que les Devasahayam « ont franchi la première étape de leur propre gré et souhaitent sincèrement partager la destinée du peuple juif et vivre une vie juive ». Aussi se dit-il prêt à les aider. « Ils nourrissent clairement une soif de connaissance du judaïsme et souhaitent se familiariser plus avant avec l’histoire et la tradition juives. »
L’Inde vit à un rythme plus lent que l’Occident frénétique, mais chez les Devasahayam, le temps presse ! A 15 ans, Moshé envisage les différentes voies qui s’offrent à lui pour les années à venir. « Plus que tout, il veut étudier dans une yeshiva israélienne », explique Anne. Cela sera-t-il possible ? Pas si improbable lorsqu’on observe ce qui se passe dans la petite ville d’Erode, décorée de ses étoiles de David, et où les sonorités d’hébreu mêlé de tamoul résonnent dans l’air moite d’un samedi matin.
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite