Alibaba ? Sababa !

Deux géants du e-commerce veulent cueillir les fruits de la créativité israélienne

Jack Ma, le fondateur du groupe Alibaba (photo credit: DR)
Jack Ma, le fondateur du groupe Alibaba
(photo credit: DR)

Deux poids lourds de la vente en ligne viennent de s’implanter en Israël. Le premier est Amazon, leader mondial du secteur. Fondé en 1994 sous le nom de Cadabra par un génie nommé Jeff Bezos, la multinationale américaine emploie aujourd’hui plus de 500 000 personnes et enregistre un chiffre d’affaires de 135 milliards de dollars, avec une capitalisation de plus de 500 milliards.

Le second, chinois, est un arriviste du nom d’Alibaba. Fondée en 1999 à Hangzhou, en Chine, par Jack Ma, un autre génie, la société enregistre un bénéfice annuel de 23 milliards de dollars, avec 50 000 emplois directs. La valeur de sa capitalisation s’élève à 469 milliards de dollars, soit une hausse de plus de 70 % par rapport à l’an dernier, avec 450 millions de « e-clients » actifs pour la seule Chine.
Les deux entreprises ont choisi d’implanter un centre de recherche et développement (R & D) en Israël, afin de cueillir les fruits de la créativité locale, et conquérir la place de leader du e-commerce et de l’informatique en cloud computing. Ils comptent parmi les quelque 300 multinationales à avoir fait ce choix. Le combat qui les oppose est celui de l’énergie, l’argent et l’ambition d’une puissance montante, la Chine, contre la créativité et la force d’une puissance sur le déclin, les Etats-Unis.
L’expansion israélienne d’Amazon
Amazon est un des leaders du marché dans le secteur des services informatiques en nuage. En janvier 2015, il a racheté une start-up israélienne, Annapurna Labs, pour 370 millions de dollars. Cette société, qui a mis au point une puce électronique apte à consolider les services informatiques d’Amazon, est alors devenue le centre de R & D d’Amazon à Haïfa, qui emploie désormais plus de 200 personnes. Beaucoup de multinationales font de même, comme l’autre géant, Apple, qui en 2011 a racheté la start-up Anobit pour 500 millions de dollars et en a fait son centre de R & D à Herzliya.
Au mois d’octobre, Amazon a annoncé son intention de recruter 100 Israéliens à des postes de scientifiques, d’ingénieurs et de directeurs de projets, notamment pour développer Alexa, son service d’assistant personnel « intelligent ». Objectif : mettre au point une technologie vocale qui permette aux gens de déclencher des actions et d’effectuer des sélections informatiques oralement. Cette implantation n’aura pas seulement un impact sur l’emploi, mais aussi sur l’immobilier, puisque l’entreprise a déjà loué 37 000 m2 de bureaux à Tel-Aviv et Haïfa, dont 11 étages de la tour Azrieli Sarona à Tel-Aviv, et plusieurs niveaux du bâtiment Gav Yam à Haïfa. Au total, pas moins de 2 000 employés devraient bientôt travailler pour Amazon dans des bureaux israéliens.
Le meilleur client de la poste
C’est en 2014 que la branche investissement d’Alibaba est venue pour la première fois en Israël avec l’intention d’acheter des start-up et d’investir dans la société de capital-risque leader sur le marché, Jerusalem Venture Partner. Alibaba avait en outre annoncé son projet de consacrer 15 milliards de dollars au lancement de centres de R & D dans plusieurs pays, dont Israël.
La multinationale chinoise est d’ores et déjà le meilleur client de la poste israélienne. Les bureaux de poste sont envahis de paquets estampillés Alibaba, contenant des produits achetés en ligne par des Israéliens. Il y a fort à parier que l’on n’était pas préparé à ce tsunami déclenché par les prix bas et le côté pratique de ce mode de consommation.
En Chine, Alibaba sait y faire pour créer de la valeur ajoutée au profit des habitants, et Israël serait bien avisé d’en prendre de la graine… Lors d’un récent voyage dans l’empire du Milieu, j’ai visité ce qu’on appelle un village « Taobao » (terme signifiant « chaîne de trésors »). Taobao, qui fait partie du groupe Alibaba, est le premier service de vente en ligne du pays et il n’existe qu’en langue chinoise. Dans de nombreux villages chinois, les artisans sont également formés pour se lancer dans le e-commerce et vendre ainsi les produits qu’ils fabriquent. Cette méthode de travail, qui crée un nombre phénoménal d’emplois, est l’une des meilleures façons de faire profiter les habitants de localités défavorisées des avantages du high-tech.
Effets secondaires
Est-il bon que tant d’entreprises étrangères récoltent les fruits de l’innovation « made in Israël », ou faut-il y voir un inconvénient majeur ?
L’un des effets de cette invasion étrangère est le renforcement du shekel. Cette année, le dollar est tombé à environ 3,5 shekels (l’euro a suivi, jusqu’à moins de 4 shekels), à mesure que les dollars étrangers se déversaient en Israël et se convertissaient en shekels pour acquérir des start-up. Le résultat : un shekel trop fort, qui rend nos produits plus chers à l’exportation, et donc plus difficiles à acheter. La Banque d’Israël a donc dû intervenir à plusieurs reprises en achetant des dollars.
On ne peut nier que ces quelque 300 centres de R & D génèrent des revenus pour la poignée de chanceux à y être employés. Mais il y a aussi un désavantage : les idées générées par ces derniers sont recueillies par des entreprises étrangères et emportées hors d’Israël pour être exploitées et revendues. Ce sont donc d’autres pays qui en tirent les bénéfices. Israël est littéralement en train de vendre ses cerveaux ; il serait mille fois préférable que ce soient les start-up israéliennes elles-mêmes qui récoltent les fruits de leurs propres idées et les exploitent aux quatre coins du globe. Mais il semble que notre gouvernement ne se soucie pas le moins du monde de ce problème.
Autre effet de l’implantation de ces centres de R & D : il devient de plus en plus difficile pour les start-up israéliennes de recruter des ingénieurs et des scientifiques de haut niveau. Les centres étrangers offrent de bien meilleurs salaires et réduisent un marché du travail déjà très restreint pour les spécialistes en intelligence artificielle, en apprentissage automatique et en apprentissage profond – le domaine informatique dernier cri.
Le journal économique israélien The Marker faisait observer qu’à peine 900 étudiants sortaient chaque année de nos universités avec un diplôme d’ingénieur en informatique, soit un nombre insuffisant pour répondre à la demande. « C’est un goulot d’étranglement dans le développement de technologies, bien regrettable quand on pense que nous sommes censés être une “nation start-up” », pointait le journal. En octobre, l’autre quotidien économique Calcalist rapportait que l’on comptabilise 390 postes non pourvus dans le domaine de l’apprentissage automatique. « Espérons », pouvait-on lire, « que cela n’incite pas les centres étrangers de R & D à changer d’avis et à repartir… »
Ecarts de salaires
Selon Guilad Brand, chercheur au Centre Taub pour la recherche en politique sociale, en termes de salaires « ces centres ont creusé un immense fossé entre la nation start-up et la nation de tout le reste ». A tel point que le fossé entre les salaires des employés d’entreprises tournées vers l’exportation [dont les centres de R & D] et ceux des autres est le plus important au monde, loin même devant l’Irlande, qui arrive en deuxième position sur ce plan.
D’une certaine façon, les compétences, le savoir et les capacités de management des 8 % qui travaillent dans le secteur du high-tech ne migrent pas vers les 92 % restants. Et malgré l’excellent background économique qu’ils possèdent l’un comme l’autre, ni le ministre des Finances Moshé Kahlon, ni celui de l’Economie Eli Cohen, ne paraissent conscients de ce problème.
Les centres étrangers de R & D créent des écarts de salaires au sein même du high-tech. Selon une étude du ministère des Finances, ceux qui travaillent dans les multinationales en Israël gagnent 64 % de plus que les employés des entreprises israéliennes, empochant une moyenne de 26 640 shekels par mois (6 660 euros), contre 16 205 (4 051 euros). Aussi les sociétés israéliennes ont-elles toutes les peines du monde à soutenir la concurrence.
Cela dit, ce n’est pas aux envahisseurs étrangers que revient tout le blâme pour ce considérable fossé, mais aux hommes et aux femmes qui dirigent notre pays : on pourrait faire bien davantage pour que les talents et les cerveaux quittent Amazon, Alibaba, Apple, Microsoft ou Intel pour revenir vers des entreprises israéliennes plus traditionnelles, « low-tech », de façon à en booster la productivité.
D’indéniables opportunités
Dès lors, faut-il continuer à accueillir à bras ouverts les nouveaux venus comme Alibaba ou Amazon en Israël ? La réponse est oui. Une fraction de plus en plus importante des investissements étrangers (estimée entre 10 et 20 %) qui profitent aux sociétés à capital-risque vient aujourd’hui de Chine, remplaçant les capitaux en provenance des Etats-Unis. Cette tendance est la bienvenue. Selon une étude de l’Israel Venture Center, seules 4 % des start-up israéliennes sont devenues rentables et rémunèrent leurs investisseurs, près des trois quarts sont acquises par des compagnies étrangères.
Dans ce contexte, de nouveaux liens avec le high-tech chinois pourraient peut-être aider les start-up israéliennes à se développer de façon indépendante, au lieu de vendre leurs idées et de quitter la scène ; cela leur permettrait aussi de mettre le pied dans le fabuleux marché chinois, qui est en passe de devenir le premier mondial.
Alors pourquoi ne pas dire « Alibaba ? Sababa ! », le terme d’argot israélien qui signifie « Super, génial, pas de souci, c’est parfait » ! Ces magiciens que sont Jack Ma et Jeff Bezos sont l’un comme l’autre les bienvenus en Terre sainte. Et que le meilleur gagne…
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