L’éléphant blanc de Tel-Aviv

La « nouvelle » gare routière centrale croupit dans un semi-abandon, avec un monde clandestin étrange, presque invisible, bourdonnant d’activité

L'éléphant blanc de Tel-Aviv (photo credit: AVI KATZ)
L'éléphant blanc de Tel-Aviv
(photo credit: AVI KATZ)
C’est l’histoire d’un énorme éléphant blanc au sud de Tel-Aviv, la nouvelle gare routière centrale. Elle n’est cependant ni nouvelle – âgée aujourd’hui d’un demi-siècle – ni centrale.
En fait, « nouvelle » est doublement superflu car « l’ancienne » gare routière centrale a été démolie en 2009 et n’existe plus. Pourtant, elle restera sans doute à jamais « nouvelle ».
Pendant 20 ans, jusqu’en 2010, lorsque la gare centrale de New Delhi a ouvert en Inde, le terminal était le plus important du genre au monde. Aujourd’hui, il croupit dans un quasi-abandon, avec un monde clandestin étrange, presque invisible, qui bourdonne d’activité, où se côtoient des immigrés érythréens et une colonie florissante de chauves-souris.
Exemple classique d’une vision architecturale de grande envergure, aux yeux plus grands que le ventre.
A Haïfa, la gare routière centrale et la gare ferroviaire sont situées au même endroit. Mais la station Haganah de Tel-Aviv est assez éloignée de la nouvelle gare de bus – près d’un kilomètre en voiture – une simple erreur de plus pour cette dernière.
Selon Tsvi Efrat, professeur d’architecture à l’Académie Betzalel d’art et de design à Jérusalem, la nouvelle gare routière centrale de Tel-Aviv est née d’une tendance qui a dominé l’architecture dans les années 1960 et 1970 : voir grand.
Les architectes voulaient construire des structures gigantesques, une approche qui a engendré des points chauds problématiques, en Israël et dans le monde. Aujourd’hui, la tendance est à des stations de bus et de train plus petites et décentralisées.
« L’ambition démesurée des architectes a débouché sur des bâtiments trop grands », déclare Efrat au quotidien Haaretz. « Ils ont ruiné une grande partie de la ville et son mode de vie, et créé une plaie restée béante depuis des décennies. L’idée d’un terminal routier central au Sud de Tel-Aviv constituait, en outre, déjà à l’époque, un anachronisme qui n’a toujours pas fait ses preuves. C’était une pure folie architecturale et urbaine qui s’est terminée en pollution visuelle. »
Mon fils Yohaï a mené des recherches sur la nouvelle gare routière pour son programme Israel Story sur Galei Tsahal (la radio de l’armée) et a partagé son matériel avec moi. Il m’a aussi offert une visite guidée de l’énorme labyrinthe de sept étages – où, sans guide, on est sûr de se perdre. J’ai aussi fait appel au blog de Matthieu Schultz, un écrivain de Tel-Aviv, pour écrire cet article.
Deux planètes différentes
Le terme éléphant blanc désigne une possession dont le propriétaire ne peut simplement pas se débarrasser et dont le coût est exorbitant. Selon une fable de l’ancien royaume de Siam (la Thaïlande actuelle), le roi offrait des éléphants blancs à ses courtisans haïs, afin de les ruiner par le coût élevé de leur entretien et de leur alimentation. Mais la nouvelle gare routière est un éléphant blanc, parce que cela coûterait trop cher de la démolir. « Il n’y a tout simplement pas de place pour disposer des énormes blocs de béton qui résulteraient de sa destruction », explique l’architecte Rivka Karmi, veuve du concepteur du projet.
La gare est située rue Levinsky, au sud de Tel-Aviv, tout près du fameux parc Levinsky, où se rassemblent les immigrés africains, notamment le Shabbat. Aux antipodes du quartier Nord huppé de Tel-Aviv et des appartements de luxe du boulevard Rothschild. Deux planètes différentes.
L’histoire de la gare commence en fait avec Arié Piltz, un émigré d’Europe arrivé en Terre Sainte dans les années 1930. Il ouvre le café Piltz, sur la promenade méditerranéenne de Tel-Aviv où les soldats britanniques se plaisent à boire des Martini servis par des serveurs en smoking.
Piltz entrevoit une opportunité de placement immobilier dans la ville blanche. Au début des années 1960, il commence à acheter des terrains dans les bidonvilles du Sud de la ville et finit par réunir une grande bande de terre. Après avoir convaincu les responsables municipaux, il embauche un jeune architecte de 33 ans, Ram Karmi, et le charge de concevoir une gare routière centrale.
Les premiers plans sont plutôt minimalistes, mais les coopératives de bus Dan et Egged refusent de partager le moindre étage. Piltz demande à Karmi de concevoir plusieurs étages afin de pouvoir les vendre pour financer le projet. Au bout de la sixième esquisse présentée par Karmi en novembre 1967, le plan architectural ressemble à la structure actuelle.
L’idée commerciale se tient : les passagers des autobus locaux, au rez-de-chaussée, devront se rendre tout en haut (au 6e étage) pour les autobus interurbains, et passer ainsi devant les nombreux magasins et entreprises pour faire leurs courses (« emplacement, emplacement, emplacement »).
L’arrivée des chauves-souris
La première pierre est posée le 14 décembre 1967. Dans l’euphorie qui suit la guerre des Six Jours, Piltz reçoit l’approbation de la ville de Tel-Aviv pour son projet grandiose. Il commence à commercialiser les magasins dans le monde, vendus purement et simplement, au contraire de ce qui se pratique aujourd’hui dans les centres commerciaux où les magasins sont seulement loués. En fin de compte, de nombreux investisseurs y perdront toutes leurs économies.
Les problèmes financiers interrompent temporairement la construction peu après le début des travaux en 1967. La station acquiert ainsi, presque dès sa naissance, son étiquette d’éléphant blanc.
Après la guerre du Kippour, en 1973, l’économie s’effondre. Kikar Levinsky, l’entreprise de construction, commence à flancher. Le « bébé » de Piltz est en faillite. Les comités du ministère des Finances mènent l’enquête. L’énorme éléphant blanc reste vide pendant une dizaine d’années. Une colonie de chauves-souris s’approprie les lieux.
Mais, en 1983, un sauveur apparaît en la personne de Mordehaï Yona, un célèbre promoteur. Il promet de venir en aide à tous les propriétaires de magasins qui ont acheté des boutiques pour compléter la station. Yona, dont la société porte le nom de sa femme Heftziba, achète la structure vide pour une bouchée de pain : seulement 5 millions de dollars.
Yona a des relations. Moshé Katsav, le ministre des Transports de l’époque (actuellement en prison), se déclare alors agréablement surpris par le projet et offre « son aide sous toute forme possible ». Et le projet en a grand besoin ! Comme Piltz avait déjà vendu 37 des 40 dounams de magasins approuvés pour la construction, les avocats de Yona réussissent à décrocher les permis pour une grande extension. Un étage supplémentaire de magasins peut être vendu pour financer le projet.
La dégringolade
La gare est finalement inaugurée, en grande pompe, le 18 août 1993, par le Premier ministre Itzhak Rabin et le maire de Tel-Aviv, Shlomo Lahat.
Elle connaît alors quelques bonnes années, jusqu’en 2002 où les boutiques commencent à mettre la clé sous la porte. La ligne d’autobus locale ferme et relègue les coopératives de transport Dan et Egged aux 6e et 7e étages. La circulation des piétons aux étages inférieurs s’en trouve ainsi fortement réduite, ce qui crée un tort supplémentaire aux magasins.
Ram Karmi remporte, par ailleurs, le prix d’Israël pour ses réalisations (il a, avec sa sœur Ada Karmi-Melamed, conçu le bâtiment de la Cour suprême à Jérusalem) avec un timing parfait, en 2002 – précisément l’année où les boutiques de la station commencent à fermer en masse.
Peu à peu, la nouvelle gare routière centrale commence à attirer les pauvres, les sans-abri, les immigrés, la couche socio-économique la plus basse de Tel-Aviv. Ils créent leur propre monde, délabré certes, mais dynamique, à l’abri des yuppies du Nord de la ville qui n’y mettent jamais les pieds.
Prévu à l’origine pour un million de visiteurs par jour, le terminal est devenu une bruyante station de bus puante, qui perturbe la vie des riverains, et le cimetière des économies de toute une vie pour plusieurs centaines de commerçants confiants.
Mordehaï Yona et le groupe Heftziba font faillite en 2007. Le fils de Mordehaï, Boaz, à la tête de Heftziba, s’enfuit en Europe, abandonnant des centaines de propriétaires à leur triste sort. En mauvaise santé, Mordehaï promet de réparer la destruction laissée par son fils.
Labyrinthe pour un marathon
Selon deux jeunes architectes, Elad Horn et Talia Davidi, qui ont passé plus de deux ans de recherches sur la structure, la station couvre 230 000 m2, soit l’équivalent de l’ensemble de la surface des trois énormes tours Azrieli de Tel-Aviv plus le centre commercial du même nom. Elle reçoit 80 000 visiteurs par jour, et personne ne sait combien de magasins sont encore en activité. Des centaines de boutiques sont vides et abandonnées.
Elle compte une douzaine d’entrées, toutes en service. Plus de 5 000 autobus vont et viennent tous les jours. La station occupe 42 dounams de biens fonciers de premier ordre. Plusieurs lignes de bus utilisent la gare routière, parmi lesquelles Veolia, Superbus, Metropoline, Afikim, Dan, Egged, et Kavim.
Elle dispose de 29 escaliers mécaniques et 13 ascenseurs. Si l’on traverse tous les lieux ouverts au public, on couvre une distance de sept kilomètres. Si l’on en fait six fois le tour en faisant son jogging, on réalise alors un marathon. Le marathon de l’éléphant blanc, voilà une idée insolite et intéressante, qui aurait au moins l’avantage de ne pas perturber la circulation intense de Tel-Aviv.
La station cache de nombreuses curiosités. Par exemple, la remarquable librairie yiddish de Mendy Cahan, Yung Yiddish, qui compte des dizaines de milliers de volumes. Il a ouvert en 2006, longtemps après la dégénérescence de la gare routière, parce que le loyer était bon marché et qu’il n’avait nulle part où aller.
La station possède aussi le plus grand abri anti-bombes d’Israël, 15 000 m2, utilisé une seule fois en 1991, quand Saddam Hussein a fait pleuvoir les Scud irakiens sur Tel-Aviv.
DJ et diseuse de bonne aventure
En 2000, un projet est mis en place pour transformer le 5e étage en colonie d’artistes, mais la plupart des créateurs ont, depuis, quitté les lieux. Seuls quelques-uns demeurent.
Il existe une école maternelle pour les enfants de familles de réfugiés et une école où les auxiliaires de vie philippins obtiennent leur certification pour les soins aux personnes âgées. On y trouve aussi un bureau de poste, d’où les immigrés envoient de l’argent chez eux. Et une vieille diseuse de bonne aventure.
A l’un des étages inférieurs, le long d’une rampe étroite et par une porte latérale, on débouche soudain sur six grandes salles de cinéma abandonnées.
Avec des noms comme « John Wayne », « Everest » et « Gandhi ». Cela fait penser à une nouvelle de Tennessee Williams qui a pour cadre le Joy Rio, une salle de cinéma en décrépitude
.
Sur les murs, des affiches de films des années 1990. Et même une statue abandonnée de Charlie Chaplin. Les sièges sont luxueux. En attendant votre bus, venez donc voir un film : telle était l’idée. Cela n’a pas vraiment marché. Pendant un certain temps, on y projetait des films X, mais même cela n’a pas eu l’effet escompté.
Au 4e étage, on peut acheter de délicieux nems vendus sur des stands de fortune par des Philippines, qui se font quelques shekels supplémentaires pendant leurs jours de congé d’aides familiales. La nuit, on peut même se rendre dans un club au rez-de-chaussée, où se produit un DJ berlinois de passage.
En 2010, on a rapporté un assassinat et trois cas de viol dans la station.
Éléphant blanc deviendra rose ?
« Deux contraintes ont sans doute empêché le projet de la gare routière de réaliser d’emblée tout son potentiel », explique le professeur Amnon Frenkel, du Technion, expert en planification urbaine et régionale.
« D’abord, son éloignement du cœur de Tel-Aviv. L’emplacement de la station au Sud de la ville est loin du quartier central des affaires, qui n’est pas correctement desservi par les transports en commun. Contrairement à de nombreuses métropoles dans le monde, Tel-Aviv n’a toujours pas de métro ni de tramway. C’est un sujet de débat depuis des lustres, qui n’avance pas aussi vite qu’il le devrait.
« Deuxièmement », poursuit-il, « le Sud de Tel-Aviv compte une forte concentration de personnes à faible revenu, et plus récemment, d’immigrés africains. Cela rend le site peu attrayant comme centre commercial. »
Frenkel aurait pu ajouter que ces facteurs existaient déjà et étaient connus dès le départ, il y a un demi-siècle, lorsque la planification a démarré.
Rivka, la veuve de Ram Karmi, a le mot de la fin. « L’histoire de la nouvelle gare routière centrale n’est pas encore terminée », affirme-t-elle.
J’espère qu’elle a raison. Cet énorme et étrange éléphant blanc finira peut-être un jour par devenir rose.
L’auteur est chargé de recherche principal à l’Institut S. Neaman du Technion.
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